À propos de l’infini

À L’ATTENTION DES RÉALISTES

Est-ce que l’infini existe ? Question maladroite puisque dès l’instant où l’on pense l’infini, on l’invente. Mais existe-t-il réellement ? me répondra le quidam. Question tout aussi superficielle, car l’important n’est pas de savoir si l’infini est une réalité concrète ou s’il n’est qu’une utopie de l’esprit ; il s’agit plutôt de se demander lequel, d’entre le réel et l’irréel, a le plus de force !

L’Histoire nous répondra aisément : ne regorge-t-elle pas d’hommes ayant opposé à la vie réelle un irréel qu’ils concevaient ? Prenons par exemple le rêve de liberté. Combien d’hommes ont préféré sacrifier leur propre réalité au nom de cette liberté qu’ils imaginaient ? Certains se laissèrent démunir de tout, jusqu’à être diffamés publiquement ; d’autres furent emprisonnés ou torturés, tandis qu’un grand nombre laissèrent leur vie en sacrifice. Qu’a-t-on vraiment conservé de leur vécu si ce n’est justement ce qui n’a pas existé ? Cet irréel vers lequel ils tendaient. N’ont-ils pas laissé à la postérité le seul héritage de leurs rêves ? Ces rêves dont se sont emparés leurs fils, générations après générations, et avec lesquels ils n’ont cessé, à leur tour, de défier le réel en combat singulier. Et le réel, devant l’obstination de la liberté, dut céder du terrain. Il sembla d’abord s’amenuiser, faisant des concessions, cherchant à se montrer plus discret pour anesthésier la rébellion en cours ; mais il abdiqua finalement face à la persévérance de l’imaginaire des hommes. Autrement dit, expliquera Chestov : « la matière se transforma peu à peu de maître autocrate en gouvernant disposé aux accords et aux compromis ».[1] L’autocratie du réel cède petit à petit ses droits à l’irréel. Et dans cette histoire, le meilleur ami de l’imagination est le temps qui la relaye ; ce temps qui n’en finit pas de couler tandis que la réalité n’en peut stopper la marche. Il s’ensuit donc que les mains de l’irréel recèlent parfois une puissance cachée capable de faire reculer ou de briser le réel ; et devant une telle force, la matière même avec toutes ses lois est impuissante.

Comment peut-on encore soutenir que tous les rêves ne sont que du vent sans consistance ni puissance ? Si tel était le cas, pourquoi nombre d’entre eux ont-ils réussi à mettre en question la vie concrète ? Et pourquoi ne craignent-ils pas de sacrifier la vie même de leurs messagers ? Le réel est-il si lâche pour n’avoir que la mort à répondre aux rêves ? Maigre réponse cependant puisque le rêve parvient à sur-vivre à la mort tandis que d’autres messagers se saisissent du relais tombé au sol. Il apparaît dès lors que la mort elle-même, en tant que son dernier ennemi, est directement mise en question par le rêve qui la dépasse ; tel est le murmure de la résurrection caché derrière la réalité ! Et qu’importe si nombre de rêves s’évaporent avec la fin de leurs porteurs. En effet, le temps ne se donne pas à tous, il sait fort bien discerner l’illuminé de l’Esprit, et seuls les fils de l’Esprit seront introduits dans le triomphe de cette résurrection que tente de nous dissimuler la vie réelle. Telle est la différence entre la spéculation et la révélation, entre les fils du progrès et les fils de la résurrection, entre les pères d’un âge d'or ici-bas et le Père d’un rêve dépassant l’ici-bas : entre le royaume des cieux sur terre et le royaume des cieux seulement !

Mais face aux si nombreuses victoires de l’irréel que nous offre l’Histoire, n’est-ce pas la vie réelle qui se trouve être finalement inconsistante et fragile ? Et aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas l’irréel, c’est le réel qui est enraciné dans l’inconsistance. Or, l’inconsistance n’a-t-elle pas ses racines dans le néant ? Le néant n’est-il pas qu’une fragilité parvenue à ses fins, qu’une vanité dénudée de son apparat ? Ainsi est la réalité. Derrière son feuillage bigarré, elle ne sert en vérité que de vêtement au néant. C’est pourquoi le réel, selon sa nature, veut retourner au néant : « Tu es poussière et tu retourneras dans la poussière » nous dit le texte biblique (gen 319). Car le Monde fut dès l’origine rejeté de l’infini, de son irréel et des ses rêves : il fut rejeté de Dieu. Et il plonge depuis lors dans ce cauchemar qu’il se choisit jour après jour : « Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras » (gen 217). Ainsi parlaient déjà les hommes de l’Antiquité ; eux qui savaient, contre toute science, que l’homme logique avait porte close sur l’infini, qu’il ne pouvait plus entendre ce mot de Dieu : « Rien ne vous sera impossible » (matt 1720) ; qu’il avait été mis hors de cette Vie divine où le moindre rêve sera un jour réalisable ; qu’il était tombé dans sa petite vie mortelle où l’on crucifie les rêveurs en les accusant d’être un danger pour la civilisation. Ces hommes de l’Antiquité, bien moins savants et spirituels que les religieux d’aujourd'hui, n’étaient-ils pas aussi plus proches de Dieu que tous ces fakirs chrétiens, eux qui leurrent la foule avec leur âge d’or messianique, avec leur prospérité, les envoûtant par l’illusion des lendemains heureux ? N’est-ce pas ces anciens qui diraient aujourd’hui, à l’instar de Chestov : « Dieu en général n’a pas de “savoir” et, en particulier, il n’a pas la science du bien et du mal ».[2]

Car ces hommes étaient les premiers fils de l’irréel ; fous, prophètes et rêveurs. Ils s’étaient engagés sur ces anciens sentiers dont parlait Jérémie (616). Ils sortaient du néant, échappant à ses deux rives, celle du bien et celle du mal ; et n’étant convaincus, ni par le bien, ni par le mal, ni par l’entre-deux tiède, ils vivaient dans le murmure de l’infini insufflé selon leur foi, espérant contre toute espérance au-delà du bien et du mal. Car il leur avait été révélé que la réalité n’est qu’un trompe-l'œil, aussi se languissaient-ils de cette Vie sans fin et à venir ; cette Vie dont l’irréel est infiniment plus réaliste que le monde présent. Cette Vie d’où ils étaient venus, comme prédestinés dans le songe divin avant de naître simple mortel. Cette Vie dont ils savaient qu’elle précède le néant et qu’elle l’achèvera : qu’elle est l’alpha et l’oméga. Cette Vie contre laquelle le néant et son masque, la réalité, ne peuvent opposer aucune résistance ! — Dieu ne nous a pas créés dans la réalité ; il nous a rêvé afin de nous faire advenir un jour hors des limites du réel. Vivre en vérité dans ce monde, c’est vivre dans Son rêve, lequel n’est pas réalisable ici-bas autrement que caché dans la foi. Tandis que vivre dans le mensonge, c’est vivre dans l’utopie d’un bonheur terrestre parfait, travaillant et suant hardiment à sa réalisation concrète. Le rêve de Dieu, c’est l’infini des possibles pour reprendre la belle expression de Kierkegaard. Le rêve de Dieu, c’est la résurrection ; un rêve véritable, et non une chimère, précisément parce qu’il n’est pas possible ici-bas ! Ainsi n’y accèdent que ceux qui ont confiance en Lui de tout leur être, ceux qui connaissent l’amour finalement ; car le propre de l’amour, c’est de se livrer hors de toutes les limites, au risque même de les sacrifier. Le propre de l’amour, c’est d’enfanter l’infini de lui-même, sans craindre de briser le fini, et sans reculer devant les souffrances de sa crucifixion. Tel est le témoignage du tombeau vide que scrutent les insensés, les prophètes et les enfants.


Ivsan Otets

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[1] Lev Chestov, La balance de Job, aphorisme 49, Sola Fide.
[2] Lev Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, chap. 8, Le génie et le destin.

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets :

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]