Le fumier spirituel
À L’ATTENTION DES GARDIENS DE VIGNE · À partir de Luc 136-9

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136  Et il dit cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n’en trouva pas. 7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n’en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu’il épuise la terre ? 8 Mais l’autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. 9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas.
figue

L’arbre est au monde végétal ce que l'homme est au monde animal, c'est-à-dire : un individu. De fait, que représente donc la vigne de cette parabole du Nouveau Testament au regard de cette analogie ? C'est fort simple : la vigne est au monde végétal ce qu'est un peuple dans le monde animal.

Il s'ensuit que le figuier de cette parabole, c'est l'individu ; et la vigne, c'est le collectif. Lorsqu'au sein d'un collectif un individu cesse de se conformer à la masse, lorsqu'il sort d'une pensée grégaire et moutonnière, lorsqu'il met en doute l'idéologie, la vérité du peuple dont il fait partie ; lorsqu'il commence à penser par lui-même, à être « seul de sa race » dirait Jacques Chardonne, considérant que l'existence de chaque-Un est supérieure à l'existence du tout – c'est que cet homme entre dans cette pensée existentielle absolument scandaleuse : chaque-Un est premier, chaque-Un est roi. Il entre dans la pensée même du Christ, lui qui, lorsqu'il regarde la vigne n'a pas égard à elle dans son ensemble, mais selon chaque sarment individuellement (cf., jn 15) ; et « par son nom » dit-il encore (cf., jn 103).

Un événement surréaliste et scandaleux vient de se produire au milieu de la vigne : l'un de ses ceps s'est transformé en arbre ! Et n'est-ce pas très exactement ce que la vigne doit devenir un jour ? Ne faut-il pas que le Temple de Dieu cesse d'être considéré comme le corps mystique d'un peuple ? Ne faut-il pas qu'à l'avenir l'individu seul devienne le Temple de Dieu ? En vérité, la transformation de la vigne collective en de multiples arbres individuels correspond à la parole que prononça le Christ, laquelle parole le conduisit au tribunal puis à la crucifixion – à savoir : « Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai. » (jn 219)

En effet, la vigne renvoie à l'idée d'un peuple élu : le peuple humain. Un peuple d'abord mis sous la garde de la Loi, de la morale, de la « divine » conscience du bien et du mal. Une garde qui est donc en premier lieu positive puisque sous sa menace la barbarie primitive s'organisera finalement en tant que civilisation évoluée. Ainsi naîtront ici et là diverses religions civilisatrices, les unes très politiques et d'autres plus mystiques ; mais toutes ayant comme but d'apporter la paix et le bonheur sur terre en éveillant l'homme à ses devoirs collectifs, à la vie aux côtés de son prochain. La rencontre avec la vérité est à cet instant une rencontre avec une vérité générale : Dieu demeure ici un être collectif. À l'opposé, le figuier renvoie vers un tout autre type d'homme ; il renvoie vers un homme qui recherche une rencontre avec la vérité qui soit unique, individuelle et propre à soi. C'est-à-dire non plus selon une loi collective que donne un Dieu anonyme, un Dieu voilé derrière ses commandements, un Dieu pour qui le groupe prime sur l'individu… mais vers un Dieu qui devient un Ami et un véritable Père. Un Dieu pour qui le Temple divin est vu dans chaque individu. Un Dieu qui n'est plus cette âme mystique prétendant réunir en elle tous les corps individuels en un seul corps. Un Dieu pour qui enfin l'idée d'un peuple élu est une idée vouée à mourir ; car l'élection est dans le Nouveau Testament essentiellement individuelle et non plus l'affaire d'un groupe ou d'un peuple : « Il n'y a plus ni Juif, ni Grec ; ni esclave, ni homme libre ; ni homme ni femme… » (gal 328).

La vigne, c'est la Religion, la Loi, l'Église ; l'organisation de la vérité en tant que Système. Et il s'agit ici que chaque cep « n'occupe pas la terre inutilement » nous dit la parabole (137). Chaque membre du corps doit être utile au corps ; et le corps n'accepte pas dans sa structure vitale un membre qui lui soit à charge. Certes, à cause d'une certaine « morale de la compassion et de l'humanisme », le corps patientera un certain temps jusqu'à ce que tel nouveau membre soit enfin rendu apte à le servir, c'est-à-dire à servir le Dieu – mais au-delà de ce temps de « miséricorde », il faudra le couper : « Coupe-le : pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? », lance le gardien de la vigne (137).

Mais vous aurez beau faire des imprécations et menacer le figuier, lorsqu'un cep s'est transformé en arbre, lorsqu'un mouton s'est transformé en Homme, vous ne trouverez jamais chez cet homme le fruit qu'on attend de son compagnon encore grégaire. C'est-à-dire que tout Homme accompli en a fini avec le comportement de mouton ; il n'est plus soumis aux gardiens des vignes comme le sont encore des enfants à l'égard de leurs précepteurs. Le mouton mange à l'auge collective de son troupeau, là où tous mangent aux mêmes vérités et morales – sans quoi il meurent ! Mais l'homme qui vient de naître à une autre espèce cherche une nourriture qui lui est unique ; il cherche une parole qui le nourrisse en propre et selon ce qu'il est en particulier – le figuier ne peut se nourrir de l'engrais dont est nourrie la vigne !

Il faut au figuier un engrais qu'on ne trouve pas sur terre en vérité, mais seulement dans ces lieux inaccessibles aux sages doctrines de la paix, de la bonté humaine et des civilisations intelligentes. Bien plus, peut-être lui faut-il à ce figuier une autre terre ! Peut-être faut-il creuser et le déraciner pour l'enraciner dans une autre terre, et le nourrir là-bas d'un engrais que qu'on ne trouve qu'aux cieux. Peut-être ne cherche-t-il que le Royaume des cieux seul ; et peut-être qu'à ses yeux toutes les vignes se valent plus ou moins. C'est pourquoi celles-ci ne trouveront jamais chez lui un fruit qui leur convienne pour l'utilité terrestre qu'elles visent. Assurément, elles doivent s'en débarrasser ; car ces arbres-là sont précisément ces sarments greffés aux cieux sur le seul cep qui soit ressuscité. Pour les gardiens et les vignerons des vérités collectives, ces arbres-là sont donc des parasites qui occupent dangereusement la terre sainte de leur religion ; et le fumier dont ils veulent les nourrir, assurément, c'est la menace de les excommunier – aussi est-ce bien un fumier spirituel puisque le Christ est venu délivrer les hommes des religions et de toutes les vérités générales. Il est venu en faire des Rois.

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