« L’homme a plus de chances de se sauver par l’enfer que par le paradis » disait Emil Cioran, parce que « la tyrannie brise ou fortifie l’individu, tandis que la liberté l’amollit et en fait un fantoche ». Aux dires du philosophe roumain la souffrance serait donc un ami sur le chemin du paradis désiré ; bien plus, la crainte de souffrir et la recherche continuelle du confort nous en fermeraient les portes. Faut-il donc se flageller et retourner aux sévères mortifications que prônent les ascèses religieuses et moralistes ? La souffrance serait-elle une transaction avec le ciel pour qu'il nous ouvre ses portes ? Mais en ce cas, les adeptes d'un tel système trouvent leur joie ici-bas en souffrant ; et devenus les héros de la justice divine, souffrir devient pour eux un bonheur. Aussi ne souffrent-ils pas en vérité, leurs humiliations leur étant aussi nécessaires que le bien-être l'est pour l'homme du commun. De telles différences de vues à propos du suprême mal sont étonnantes ; ce n'est donc qu'en posant directement la question à chaque individu en particulier qu'on saura ce qu'il considère être pour lui l'enfer et le paradis. Et c'est ainsi que l'homme tombe dans un piège ! En effet, dès l'instant où l'individu parle de ce qui est pour lui la plus terrible des choses, dès qu'il définit l'enfer en somme, il exprime un jugement de valeur sur la vie : « Dis-moi donc, ô homme, ce qu’est cet enfer que tu fuis, dis-le-moi donc, lui dit la vie, et moi, je te jugerai sur ta réponse. » L'enfer d'un homme crie sa vérité sur la vie, de sorte qu'« il faut juger un homme à son enfer » (Marcel Arland) ; et toutes les stratégies qu'on imagine pour fuir cet enfer qu'on croit avoir cerné sont autant de techniques qui servent la vie pour nous y jeter.
Il s'ensuit que les représentations de l'enfer sont innombrables puisque chaque homme fuit le sien propre. « L’enfer, c’est les autres », lançait Sartre ; ailleurs, Primo Levi parlait de l’enfer comme d’un lieu « où il n’y a pas de pourquoi ». Même la bête et le végétal ont une idée de l’enfer, et si aucun des deux ne sait la verbaliser, l’animal fuit pourtant continuellement son prédateur tout en cherchant sa sécurité dans un groupe ou une tanière, de même que la plante s’écarte des ténèbres et tend sans cesse vers la lumière. Que ferais-je alors ? Suis-je donc, moi aussi, obligé de juger la vie, c'est-à-dire de m'écarter de ce qu’elle a de pire à mes yeux et de chanter ce qu’elle a de meilleur ? Et si je me dérobe à cette tâche et me tais, mes actes et mes choix durant ma vie parleront plus fort que mon silence. Irai-je me réfugier dans la folie ? Me cacherai-je dans l'enfance, dans le divertissement ou la prospérité pour étouffer la question ? Ne serai-je pas alors jugé comme lâche ? Que faire donc ? Comment la vie pourra-t-elle dévoiler mon bonheur et démasquer l’enfer qui se tapit sur mon chemin ? Car l'un porte si aisément le masque de l'autre, et vice versa. La question est abyssale, enivrante, démesurée. Et n'est-ce pas finalement en tombant dans le vide de sa propre ignorance que nous sommes enfin disposés à entendre une réponse ? Je ne sais, mais ce que je sais c’est ce que j’ai entendu à ce moment-là : « Jamais je ne vous ai connus, éloignez-vous de moi », disait le Nazaréen à tous les théoriciens du bonheur et de l'enfer, à tous les faiseurs de miracles, les prophètes de la vérité et autres chasseurs de démons et fabricants d'abondance.
Étrange réponse de la part de cet étrange personnage qui traversa l'Histoire furtivement, comme un éclair. Le malheur misérable d'un homme, « c’est que je ne le connaisse pas » ; voici ce qu’osa affirmer le Christ aux hommes ! Le ton est d’ailleurs donné dès le début du texte biblique, lorsque Dieu disait à l’homme : « Où es-tu ? » (Gen. 39), signifiant par là que Dieu cherche celui qu'il ne connaît plus, c’est-à-dire l’homme, alors qu'il est devenu autre chose qu'un homme : il s’est perdu. L'écho de cet « où es-tu ? » se fait d'ailleurs entendre depuis lors par tous les humains, tant religieux qu’athées. Le malheur, disent-ils, c’est d’être perdu pour les autres, c’est de ne pas être connu de son prochain, ou plutôt de ne pas être reconnu, voire applaudi, ou au moins considéré et respecté, et si possible, un tant soit peu aimé par les uns et les autres. Mais pourquoi chercher avec tant de zèle à être connu de son prochain plutôt que de l'être par Dieu ? Tout simplement parce que c’est là une chose concrète, palpable, et qui demande surtout le moindre effort. C'est un simple travail de polissage de surface. Être connu et apprécié de son groupe, de sa tribu, de sa famille ou de son église encore, cela n’exige somme toute que de se conformer aux évidences et aux règles dudit groupe ; enfin, les gratifications qui en découlent – cet opium de la reconnaissance du peuple – étoufferont docilement le murmure intérieur du Christ qui tourmente l’homme : « Ô homme, au moment de quitter les humains, te suffira-t-il d'avoir été connu mondialement si moi je ne t'ai pas connu ? » Car être connu de Dieu n'est pas lié à une simple histoire temporelle de l'ici et maintenant, cela touche à ce qui échappe au temps, à l'infini : « Avant de t’avoir formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais (Jér. 1) », répondait Dieu au jeune prophète inquiet.
Il s’ensuit que l’athée, lui qui ne croit pas qu'on puisse être aimé avant d’avoir existé, suit étrangement la même hygiène de vie que le religieux qui prend pourtant le ciel à témoin de son élection. En effet, tout religieux, alors qu’il se persuade d’être connu d’en-haut, cherche à établir ce fait concrètement dans son existence, dans sa réalité, dans l'ici et maintenant ; et en voulant faire descendre ainsi l'infini dans le fini, en voulant arracher le royaume des cieux jusqu'à terre, il en arrive finalement au même mode de vie que l'athée. Ce sont là deux frères qui fuient à toutes jambes la même idée de l'enfer qu'ils partagent : « l'enfer, c'est la solitude, c'est n'être pas reconnu en bas par les hommes ». Et pour le religieux, cette reconnaissance publique est une preuve, dira-t-il, de la reconnaissance divine, tandis que pour l'athée elle est une preuve de l'inutilité divine tant l'homme peut trouver seul son bonheur parmi les siens. Tous deux craignent donc avec angoisse la mise à l’écart du collectif dans lequel ils se sont patiemment intégrés. Ils répugnent à l'idée d'une vérité qui les mettrait à part au point de faire glisser leur vie dans la marginalité. Tel est bien pourtant le sens du vocable « saint », ainsi que l'explique Thomas Römer dans son petit livre Jérémie : « Dans sa racine hébraïque une vigne est appelée sainte quand elle est en friche ; dès lors qu’on commence à l’exploiter, elle devient profane, car elle fait désormais partie de la vie quotidienne des hommes. […] Que Jérémie soit sanctifié par Dieu signifie donc qu’il est mis à l’écart de la société, qu’il devient quelqu’un que nous appellerions aujourd’hui un marginal. »
Dès lors, incroyants et religieux prennent le risque de ne pas être connus après leur existence. Les premiers, en se persuadant que l'homme est un être fini, en méprisant l’infini caché en lui ; et les croyants, parce qu'ils se seront tricoté un dieu-infini mêlé de fini. Parce qu'embrasser l'infini seul serait laisser au divin trop de liberté par rapport au fini de la vie présente : jusqu'à permettre à Dieu de n'être jamais vu ni touché ici-bas. Séparer l'infini du fini c'est laisser Dieu libre de tout devoir qu'il aurait à rendre à la réalité. Par conséquent, le croyant se devrait de reconnaître que « le soleil se lève sur les bons comme sur les méchants », et que sa réalité ne peut exiger de Dieu d'être favorisée comme un droit théologique. L'infini ne doit rien au fini, c'est tout le contraire, et malheur à quiconque « use de violence » envers Dieu, cherchant à faire entrer le monde des preuves au ciel, là où précisément la relation de confiance suffit à deux êtres qui s'aiment. De fait, lorsque les athées et ces croyants par l'évidence entendront la Vie leur dire : « Jamais je ne vous ai connus, éloignez-vous de moi », chacun sera alors rendu seul à lui-même : sans réalité ni vis-à-vis autre que lui-même. Chacun vivra précisément l'enfer qu’il avait fui ici-bas, confirmant définitivement qu'« il faut juger un homme à son enfer » et que le leur « était pavé de bonnes intentions ».
A contrario, ceux pour qui l'infini prime sur tout, ceux qui ont été connus avant leur naissance et aspirent à l’être encore après leur mort, ceux qui reconnaissent que cet à-venir est caché ici-bas parce qu'il échappe précisément au temps présent – voici que leur vie se trouve cachée dans cet incognito qui vient. C’est pourquoi ne pas être reconnu par la réalité ne revêt aucun sens pour eux, tant la réalité ne connaît que les vérités qu’elle peut aspirer aux tentacules de ses preuves, les vérités visibles, les vérités charnelles. Les voici donc méconnus. Ils sont méconnus de leur prochain, méconnus des réalistes dont le chemin est pavé des bonnes intentions d’un bonheur direct. Ils vivent en ce monde dans une sorte de « mal connu », il vivent dans une espèce de marginalité et de solitude sous-jacente. Pour le pragmatique, qui se croit missionné pour faire reculer de tels malheurs, ils vivent dans une image de l'enfer. Aussi entendent-ils de leurs proches ce lancinant reproche, cette mise en jugement continuelle et larvée qu'on ne cesse de leur répéter : « Éloigne-toi de nous, nous ne savons quelle sorte d’homme tu es, quelle sorte de femme tu es ; nous ne te connaissons pas ». Pourquoi trouvent-ils donc encore la force de vivre ? Parce qu’ils vont vers cet autre lieu, vers cet autre demain où le Nazaréen prendra leur main dans sa main, et leur dira, à la seconde personne du singulier : « Viens près de moi, car je t’ai connu, et tu seras désormais connu de tes frères ». Aussi Kierkegaard avait-il raison : « L'impossibilité de la communication directe est le secret de la souffrance du Christ.[1] », et c’est aussi le secret de sa promesse, car elle ne se communique en ce monde que par la foi, se moquant bien des lumières de l'évidence.
Ivsan Otets
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[1] L'école du christianisme, partie II, chap. IV, p. 169.