L’erreur du Christ

AUX CHARISMATIQUES

Àla fin de sa courte pérégrination terrestre, la renommée du Nazaréen avait inondé les territoires qu’il parcourait tel un feu d’artifice éclatant dans le ciel noir des misères de l’humanité : des aveugles voyaient, des boiteux marchaient, des lépreux étaient purifiés, des sourds entendaient ; et même des morts ressuscitaient tandis que ses disciples annonçaient partout la venue du Royaume des cieux. Nul ne sentait l’odeur de poudre que ce feu d’artifice répandait succinctement derrière lui. Si, peut-être le Baptiste, car c’est lui qui le premier douta du Christ après avoir le premier cru en lui : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » lui fit-il demander du fond de sa prison (luc 720). Il faut dire qu’il était à quelques heures d’être décapité !

« Eh quoi ! lui fit répondre le Christ, tu vois ce feu d’artifice et tu sens que l’odeur de poudre bientôt l’étouffera ; tu entends déjà la hache du bourreau te dire : tout cela n’est qu’artifice ! Soit donc, Dieu l’a voulu ainsi afin que seuls soient heureux ceux pour qui je ne serai pas une occasion de chute et une amère déception ; afin que ceux-là seuls soient heureux qui m’aimeront au-delà de ce qu’on voit – au-delà des artifices ». (cf., luc 723).

Tel ne fut pas le cas de la foule. Elle ne put s’empêcher de s’épancher en de vains enthousiasmes : « Ils prirent des branches de palmiers, et allèrent au-devant de lui, en criant : Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël ! » (jn 1212). Il faut dire aussi que le Christ entra à Jérusalem selon la voie prophétique. En effet, Zacharie avait clairement annoncé que le Messie viendrait, certes victorieusement, mais aussi « modestement assis sur un ânon ». Un tel trône ne pouvait manquer d’être remarqué pour un Roi, et la foule se saisit aussitôt de cette image originale des antiques prophètes pour proclamer à tue-tête que le Libérateur messianique de la Nation entrait enfin dans son règne.

Méchante et hypocrite foule qui ne sent jamais la poudre et ne voit que l’artifice ! Car assurément, la foule se moquait bien de l’ânon et l’ubuesque de la situation ne la faisait aucunement penser. Si elle reçut le Nazaréen comme Roi-messie c’est parce que seul son feu d’artifice lui avait plu et lui servait de preuve suffisante. Ôtez-lui les aveugles qui voient, les boiteux qui marchent, les lépreux purifiés, les sourds qui entendent et les morts qui ressuscitent ; ne lui donnez que l’ânon de Zacharie et aussitôt la foule criera : « Crucifie, crucifie-le ! »

La foule reconnaît un arbre à ses fruits – elle aussi ! Toutefois, les fruits dont la foule se délectait n’étaient pas ceux des pensées des prophètes, mais elle se nourrissait des miracles, des prodiges et des signes – d’un immédiat bonheur. Ôtez-lui ceux-là, privez-la de son confortable romantisme et elle criera sur-le-champ au faux-messie, arguant soudain par toutes sortes de vérités théologiques que ses pasteurs se réjouiront de lui apporter pour retrouver leurs positions. Je te le demande lecteur : ne faut-il pas se joindre à elle et avec elle reconnaître l’erreur du Christ ? Le prophète de Galilée ne fut-il pas à cet instant mesuré avec sa propre mesure tandis que lui-même avait dit : « Vous reconnaîtrez les faux prophètes à leurs fruits. » (cf., mat 715-16).

On reconnaît un arbre à ses feuilles en vérité ! Parce que les feuilles c’est ce qui se voit et les fruits c’est ce qui s’intériorise. Or, les premières sont les œuvres et les seconds sont les paroles. Si la foule avait effectivement reconnu l’arbre à son fruit, la Parole des prophètes de l’Ancien Testament lui aurait suffi – l’ânon lui aurait suffi ! Et dans les miracles elle aurait, à l’instar du Baptiste, senti l’odeur de poudre de l’artifice ; elle aurait ainsi pu basculer dans la foi : dans ce qu’on entend sans l’entendre à l’oreille naturelle. C’est en vérité la foule qui fut mesurée avec sa propre mesure : elle fut privée de son Roi !

Il en est malheureusement presque toujours ainsi de la « spiritualité » de quelqu’un ; on nous dit qu’il faut trouver la montagne qui la soutient avec force pour la connaître, tandis que pour le Christ il faut chercher l’âne modeste qui la porte. De même que si l’on t’invite à laisser ton âne pour spiritualiser, c’est qu’on est en train de te tenter. C’est qu’un diable quelque part veut faire de toi un faux-prophète qu’on applaudira, qu’on acclamera, qu’on récompensera, et à l’ombre duquel on s’endormira comme sous un arbre feuillu sans toutefois ne jamais avoir le fruit tant attendu.


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]