Faire son nid
Il faut s’arrêter
À L’ATTENTION DES SAGES

L’homme qui réussit est celui qui s’arrête, tel est le slogan que nos pères et la civilisation nous inculquent dès notre plus jeune âge. Ailleurs, nous trouvons cette même pensée lorsque la bible affirme dans son livre des proverbes (chap. 9) : « La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes […] des hauteurs de la ville, elle proclame : Qui est simple ? Qu’il passe par ici ! À l’homme insensé elle dit : Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai préparé ! »

Réussir ses études, faire carrière, fonder une famille puis, s’arrêter là. Dans une vie propre et bien organisée, où même le plaisir sera administré et encadré dans une sage planification de ses loisirs. Tel est le rêve secret de la majorité des hommes et des femmes. C’est pourquoi, le couple trentenaire, jeunes parents dynamiques dévoués au travail, à la famille et à la société, s’en va, dans une logique implacable bâtir son projet immobilier ! Le couple taillera les colonnes qui abriteront la sagesse de son but atteint : la maison. Le nid douillet est la juste rétribution à son obéissance scolaire, à son respect de la tradition familiale et à sa soumission aux lois du travail. On plantera la haie autour de sa propriété. Puis on fermera définitivement la porte à l’adolescent chez qui l’énigme de la vie résonnait en des rêves insensés.

Comme il est tentant et même quasiment impossible de faire autrement ; fermer la porte derrière soi à l’énigme irrésolue du « pourquoi de l’homme » semble être le destin de tous. Et pour celui chez qui l’écho de cette énigme tinte encore dans l’âme, les hommes ont trouvé une solution idéale : la religion. Quelques activités religieuses et le culte dominical auront donc l’honneur d’être une des colonnes soutenant la maison des sages. Aussi fermera-t-on la porte en toute bonne conscience, certain que l’énigme de la vie est gravée sur cette sainte colonne, et qu’elle assure à la maison de n’être jamais détruite par le feu d’un jugement…

D’ailleurs, fermer la porte derrière soi est légitime. De grands noms ont eux-mêmes abdiqué devant cette recherche si harassante. Nous voyons Gœthe dans son Faust affirmer : « J'ai étudié, hélas, la philosophie, le droit, la médecine et — je regrette de devoir l'avouer — également la théologie, j'y ai consacré loisirs et efforts — et me voici, pauvre imbécile, aussi sot qu'au départ. » Ailleurs nous dit André Néher, le livre du Zohar prévient aussi sur la difficulté de se lancer dans une telle recherche : « Qui est au ciel ? Quoi sur terre ? Qui au-delà du ciel ? Quoi au-dedans de la terre ? Béréshit — au commencement — balancent ces deux questions, et l’homme est tendu entre les deux. […] Voici l’homme : il a l’audace de soulever la question, il scrute pour contempler, pour connaître. Dans la contemplation et la connaissance il avance progressivement, degré par degré, jusqu’au degré ultime. Et, soudain, arrivé en ce point ultime, il se heurte à la question : Quoi ? Quoi donc ? Que sais-tu maintenant ? Qu’as-tu contemplé maintenant ? Qu’as-tu scruté ? Tout est aussi fermé qu’au départ. » Et Flaubert, dans son Bouvard et Pécuchet, de résumer ainsi cette terrible angoisse : « Oh ! le doute ! le doute ! j'aimerais mieux le néant ! »

En effet, qui veut bâtir la maison de sa sagesse et s’arrêter sur un sol ferme se doit avant tout de s’attaquer au doute, ce maudit doute ! C’est-à-dire qu’il devra devenir « un certain ». La preuve le justifiera ; sa doctrine religieuse ou sa théorie de la connaissance, qu’importe… Tant que ses colonnes sont ainsi coulées au béton de la preuve, le sage n’imagine pas que la terre puisse trembler et que la vie ait l’audace de le viser, lui directement — en pleine gloire ! Qui serait d’ailleurs assez fou pour établir le doute en colonne dans l’architecture de sa maison ?

J’ai moi-même essayé. Et j’ai vu à maintes reprises ma maison s’écrouler. Autant de fois je la rebâtissais, autant de fois elle s’écroulait ! Tant que je m’obstinais à conserver la colonne du doute, tout s’écroulait toujours. Changer la structure des autres colonnes n’y fait rien. Il faut tuer le doute, il faut cesser d'interroger ! Il faut entrer dans la croyance, dans l'envoûtement de la conviction où l'on fait semblant d'adorer l'autre pour cesser de le connaître. Il faut s’arrêter de chercher. Ainsi fait celui qui a trouvé et mis à nu le mystère des siècles : il donne un nom à la vérité dernière, il fait entrer le dieu dans la boîte, l’imprévisible dans le prévisible, l’infini dans la limite. Je n’ai pu m’y contraindre. Dès le début il m’a semblé entendre qu’à l’affirmation : « Il faut s’arrêter car telle est la vérité », on me répondait : « Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d'une vérité, de sa vérité. » (Cioran)

Que celui qui s’arrête est heureux ! Comment ne pas désirer son statut ? Encore aujourd’hui, il m’est souvent terrible de vivre ainsi — sans lieu où reposer sa tête, tandis que « les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids ». D’autant que, le temps passant, les fous vivant ainsi, sous la tente, se font si rares. Les croyances sont légions, leurs vérités ne cessent de se reformuler en de belles bâtisses, faisant aujourd’hui de plus en plus cause commune. La symbiose « œcuménique », du nom de « paix », taille les colonnes d’un futur totalitaire. Tout nomade qui interroge est accusé de crime contre la sagesse et aussitôt relégué dans les déserts. Là, seul l’écho du désert lui offre l’espérance d’être entendu.

Où est donc l’avantage à devenir nomade me direz-vous ? Oserais-je vous répondre ? Car si je vous dis que tel est le statut de l’homme quand celui de la bête est de s’arrêter, je sais que vous me répondrez que je blasphème. N’est-ce pas ? Aussi, me plaît-il de laisser résonner ici une autre voix, russe. Car voyez-vous, alors que Dostoïevski écrivait cela dans la correspondance à son frère, laissez-moi penser que le mot « frère » s’entend précisément à propos de l’homme, non de l’animal et son nid :

« Je n'ai qu'une visée : être libre. J'y sacrifie tout. Mais souvent, souvent, je pense à ce que m'apportera la liberté… Que ferai-je, seul parmi la foule inconnue ? [...] Je suis sûr de moi. L'homme est un mystère. Il faut l'élucider et si tu passes à cela ta vie entière, ne dis pas que tu as perdu ton temps ; je m'occupe de ce mystère car je veux être un homme. »

Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]