GRAN TORINO OU SAINT EASTWOOD ?


À L’ATTENTION DES SPECTATEURS
Clint

La vieillesse semble recéler une aptitude particulière — elle manifeste, parfois de manière éclatante, les tendances qu'un homme a eu durant toute sa vie. Ne dit-on pas que « le temps déploie les plis cachant la fourberie [1] » ? De fait, si le talent d'untel n'était qu'un leurre, sa vieillesse le trahira en dévoilant la chose, et l'humiliation sera à la mesure de ce dévoilement. Si, par contre, le talent était réel, il se peut que les rides du temps l'aient si bien poli, que ce don éclatera en plein jour et se tiendra en majesté tel un dieu aux cheveux argentés. Ainsi, le vieil homme quittera notre bas monde sous les applaudissements, les poches pleines des récompenses du juste.

Tel est le cas de Clint Eastwood, et notamment dans son dernier film « Gran Torino ». Ses qualités s'y dévoilent « brillamment ». Car cet homme, depuis toujours témoin du « bien » contre le « mal », cet homme de la juste Justice et de la morale salvatrice… démontre dans ce travail cinématographique combien il s'est purifié de ses imperfections majeures. Le métal de ce Maître des vengeances a traversé avec brio la fournaise du temps, et, sortant de ce confessionnal, il semble avoir abandonné les violences de ses habituels châtiments contre les êtres nuisibles. — Que nenni… niet ! pensez donc… car l'homme est talentueux et fort rusé. D'ailleurs, comment aurait-il pu laisser son bel instinct de Vengeance au tapis, lui qui, durant plusieurs décennies, l'a servi avec ardeur et intégrité ? Un tel abandon n'est dans ce film qu'une illusion scénaristique banale — celle de la métamorphose. Il lui a suffi de camoufler sa belle vengeance sous une autre peau. Ainsi, tous les critiques, benoîts, lui octroient bêtement la récompense du Génie !

C'est donc cette métamorphose de l'homme juste qui est au rendez-vous… à la fin du film… comme une sucrerie de bonne conscience donnée au spectateur. Relevons d'abord que le héros de Gran Torino, joué par Eastwood, n'est pas seulement le type même de l'Ancien émérite — il est le juste, le parfait, et quasiment un Saint.

Le prêtre, après la confession du vieil homme, dira lui-même, étonné : « c'est tout ! » Et oui, le vieux sage, durant toute sa vie, ne s'est pas souillé. Jeune marié, il a volé un furtif baiser à une autre femme lors des festivités de Noël. Enfin, une fois une seule, il a omis de déclarer 900 dollars de bénéfice au fisc : c'est tout ! Ha oui, bien sûr, il a tué. Mais là n'est pas pécher, là, l'homme était victime : il servait son pays en guerre ! Et puis, son demi-siècle de regrets amers, dans la souffrance, cela lui vaudra l'absolution sans discuter. Ajoutons qu'il fut un fidèle travailleur, dans une firme “nationale” : Ford. Il reçut pour cela un belle Récompense — la magique voiture de Starsky & Hutch, la Ford Gran Torino. Ainsi est confirmé l'adage lu dans la bible des Temps modernes : Ta voiture est selon ton mérite, elle incarne ton bonheur et la faveur du ciel sur toi. Notons encore que notre honnête travailleur a un atelier personnel, une caverne d'Ali Baba des outils du parfait bosseur ! Tous achetés honnêtement les uns après les autres au fil des ans. L'homme est pratique, il ne regarde pas les nuages et pense avec les mains. Ainsi, fut-il logiquement un brave époux, ayant eu la meilleure femme du monde. Hélas, il subit les avaries d'enfants ingrats, lesquels se laissent avaler par l'immoralité, cette impiété de la modernité qui ose déplacer les bornes anciennes.

Cependant, il ne faut pas s'y méprendre — bien que droit et légaliste, l'homme est bon — d'une bonté héroïque même. Et où va-t-il manifester sa bonté ? Auprès d'un peuple élu… voyons ! Seuls ces gens-là sont dignes de recevoir la protection des anges de notre Moïse américain. Car la sécurité bienveillante de cette Justice du Nouveau monde n'est donnée que selon les mérites. Ainsi, le vieux sage ira-t-il protéger et éduquer ses voisins : ce sont les Hmong. Cette ethnie des pays d'Asie fut accueillie en terre promise, en Amérique. Et son refuge y est mérité. Les Hmong n'ont-ils pas aidé à combattre les communistes durant la guerre du Viêt Nam ? Bien entendu, il n'est pas question de dévoiler qu'ils furent abandonnés par les Américains en 1975, lorsque ces derniers se retirèrent du Viêt Nam. Représailles et persécutions s'ensuivirent donc. En Asie, de nos jours, les Hmong sont encore considérés comme des « traîtres » et maltraités pour cela.

Bref… le vieil homme, sentant le souffle de la mort sur sa poitrine, va finalement métamorphoser habilement sa légendaire Vengeance de la Justice. La juste rétribution était auparavant une figure de violence envers les coupables, mais ici, notre héros prend contre lui-même la violence — il meurt et devient un Sacrifice. La figure est désormais Christique. La métamorphose a fonctionné admirablement, car la vengeance n'est pas amoindrie, au contraire, elle est fortifiée ! En effet, le Sacrifice permettra d'abord l'arrestation du gang des jeunes voleurs paresseux ; enfin, il servira de leçon moralisante à la famille du vieil homme, lors de son enterrement — le prêtre jouant alors le rôle de prophète du défunt. Ainsi donc, le statut de la vengeance est confirmé et augmenté. Car, en retournant la violence contre le juste, contre celui qui est habituellement le bras de la Justice, la culpabilité des condamnés perd tout espoir de pardon. La Vengeance, s'appuyant sur le sacrifice de la Vertu, reprend en filigrane les mots de Dante, ceux inscrits sur les portes de l'Enfer : « Vous qui entrez, perdez tout espoir. »

Si le spectateur semble d'abord perdre l'émotion qu'offre habituellement l'extermination des pécheurs, en réalité, il y gagne ! Car, premièrement, la culpabilité des malfaisants est irrévocable ; deuxièmement, le bras vengeur a bonne conscience puisqu'il se sacrifie volontairement ; enfin, le vieux sage évite les affres de la maladie puisqu'il se sait condamné par les médecins. Remarquons enfin que le bras de la justice a augmenté sa force par le nombre. En effet, l'antique héros solitaire, ce vengeur trop marginal et provocateur, est enfin entré dans le rang, pour ne pas dire dans les Ordres — la Vengeance est enfin devenue une force impersonnelle organisée : l'administration de la Police dans la Cité. Elle seule pourra orchestrer efficacement, et proprement, l'extermination totale des ethnies non-élues, celles qui tirent sur la vertu, se moquent du travail… et dégradent les belles voitures avec des gribouillis indécents.

Dans Gran Torino, c'est la vertu qui est victorieuse, seulement elle. Et cette vieillesse d'Eastwood, combinant « morale, sacrifice et vengeance », incarne bien cet homos hollywoodien religieux rempli de talents, mais sans génie aucun. Celui qui cherche du génie ne le trouvera pas dans ce film. Or, le talent sans génie, c'est la médiocrité rendue sublime. Ainsi l'a dit un philosophe russe : « Les gens vertueux sont irrémédiablement médiocres. »
Gran Torino est majestueux en médiocrité. Là est sa honte. Et le mot honte n'est pas trop fort, car, lorsqu'on veut se faire passer pour le Christ aux yeux du monde, il est préférable d'oublier un peu ses voitures et ses marteaux de charpentier. Il est préférable d'apprendre à lire et… surtout à écouter.
D'un côté, Eastwood — il se revêt d'un costume luxueux fait sur mesure, il passe chez son coiffeur, se lave, se parfume, allume sa cigarette, puis va au sacrifice. Là, récitant un Je vous salue Marie, il est criblé de balles en quelques secondes. Mais il est heureux. Il sait que ses meurtriers seront condamnés par son sacrifice et que lui aura libre entrée dans l'Eden.

De l'autre côté, le Christ — à moitié nu, sale, suant, à bout de souffle, auquel on donne du vinaigre à boire… sera crucifié, agonisant durant plusieurs heures. Il déclarera à Marie : « Désormais tu es la mère de Jean, et lui, il est ton fils. Tu n'es pas ma mère et je ne suis pas ton fils ! » Enfin, il meurt en suppliant que ses meurtriers soient pardonnés : « Père pardonne-leur… »

C'est encore Lui, qui, durant sa vie terrestre affirmait : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » ! Ainsi, que les justes répondent donc à l'appel du messie hollywoodien, de ses terres promises et de ses belles autos. Quant aux voleurs, aux tueurs, aux gangs et aux prostitués… s'ils ont des oreilles pour entendre, alors, qu'ils entendent ! Eux seuls sont appelés au royaume de l'impossible, eux qui n'écoutent plus la vieille et médiocre vertu.



Ivsan Otets

[1] Shakespeare, Le roi Lear.


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La télévision fonctionne selon le mode de l’hypnose. Son essence consiste à frigidifier la pensée.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, vi, manipulation.