Les prophètes de l’élucubration
Un texte d’André NEHER

prophètes de l’élucubration

PROPHÈTES ET PROPHÉTIES (p. 287 à 290)

Des décisions aussi graves que celles d’Osée et d’Abraham, des actes aussi spectaculaires que ceux d’Isaïe et d’Ézéchiel, des souffrances aussi poignantes que celles de Jérémie et de Samuel ne sont pas réalisés ou acceptés sans résistance. Les prophètes s’en expliquent : ils sont contraints. La prophétie est une pesanteur. C’est un deuxième aspect de sa douleur.

La connaissance prophétique communiquée par la ruah (l’Esprit) ou le davar (la Parole) implique, nous l’avons vu, une violence et un corps à corps. Entre Dieu et le prophète, il y a lutte, saisissement. Mais ce que l’analyse doit maintenant souligner, c’est que, dans ce débat, l’Esprit et la Parole sont toujours vainqueurs. Pendant plusieurs années, Jérémie traverse les rues de Jérusalem avec un joug sur la nuque. Quoique le symbole dépasse la condition personnelle du prophète (il s’agit de montrer la servitude des peuples sous le sceptre de Nabuchodonosor), il n’y a pas d’image plus exacte pour décrire la vocation prophétique. Ceux qui voyaient Jérémie le percevaient dans son être prophétique le plus intime : le prophète doit plier la nuque ; il est vaincu, captif.

Jérémie sait nettement distinguer entre les deux moments de la révélation : celui de la lutte, dont l’issue reste indécise, et celui de l’obéissance après la victoire de l’absolu. Il sait aussi que si la lutte est exaltante, comparable à la violence de l’amour, la servitude est, elle, une torture :

« Ô Éternel, tu m’as séduit, et je me suis laissé séduire ; tu as eu le dessus, tu as vaincu…
Je me dis bien : Je ne veux plus penser à lui, ni parler en son nom ! Mais alors, il y avait au-dedans de moi comme un feu brûlant, contenu dans mes os ; je m’épuisais à le dompter, mais j’étais vaincu… » (207-9)

Isaïe provoque, dirait-on, la lutte. Surprenant, lors d’une théophanie, un monologue divin :

« J’entendis la voix de l’Éternel disant : Qui enverrai-je, et qui ira pour nous ? » (68)

(c’était peut-être un dialogue avec les Anges ; en tout cas, la question ne s’adressait pas à Isaïe) il intervient par sa réponse d’homme et offre de servir :

« Ce sera moi ! Envoie-moi ! » (ibid)

Mais si l’acceptation était libre, la suite de la vocation ne l’est plus. Isaïe éprouve, lui aussi, qu’il est contraint. Dieu lui parle, en l’exhortant par la force de la main (811). La main de Dieu est, pour Ézéchiel aussi, la force contraignante de Dieu. Elle est évoquée à plusieurs reprises et représente une catégorie spéciale de la révélation, à côté de la ruah et du davar : la catégorie de la nécessité. Par la ruah, Ézéchiel connaît Dieu ; par le davar, il participe à l’histoire de Dieu dans le monde. La yad, la main, l’oblige à connaître et à participer, par la lucidité et le mystère, par le langage et le silence, par le mouvement et la paralysie. Toute l’attitude personnelle d’Ézéchiel, si troublante parfois, presque morbide, est commandée par la main.

Mais l’expression la plus caractéristique de la servitude prophétique est celle de massa. Le terme signifie fardeau. Il est synonyme de prophétie et est employé dans ce sens par de nombreux prophètes. Une violente diatribe de Jérémie (chap. 23) met en lumière la valeur du sens primitif de fardeau. Jérémie s’élève contre les prophètes de mensonge, qui prophétisent sans que Dieu ne leur ait donné mission, qui volent les paroles que Dieu communique à des prophètes authentiques, qui imaginent et fabriquent des visions et des mots. Il leur interdit, sous peine de malédiction, d’utiliser dorénavant le terme de massa pour désigner la prophétie. Deux conceptions de la prophétie s’opposent dans cette scène. L’une, que Jérémie considère comme fausse, et qui est toute de liberté : il suffit de consulter son propre cœur, de laisser libre cours à son imagination, de piller chez le voisin, de saisir au vol l’esprit ou la parole, pour énoncer une prophétie. L’autre, la seule authentique, fonde justement son authenticité sur le fait qu’elle est massa, charge imposée du dehors, nullement recherchée ni souhaitée, mais infligée. C’est pour sauvegarder ce critère d’authenticité que Jérémie interdit aux prophètes de l’élucubration de se servir de ce mot. Jérémie sait que la Parole communiquée par Dieu à l’homme est bien une massa (verset 36), mais c’est dénaturer les paroles du Dieu Vivant que d’appliquer le terme aux prophéties forgées par l’homme. Seul peut l’employer le prophète qui, comme Jérémie, ressent que sa prophétie est vraie, parce qu’elle est un poids.

Tous les essais de se libérer de ce poids sont brisés. Il y a, dans toute intervention prophétique, quelque chose de déterminé. Le critère choisi par Jérémie pour distinguer la vraie prophétie de la fausse n’est pas le seul qu’ait envisagé la Bible, mais c’est celui qui rend le mieux compte de la psychologie du prophète et aussi de sa situation méta-morale. A côté du critère précisé par Jérémie lui-même dans une autre occasion, qui distingue entre la prophétie de malheur, authentique parce qu’elle implique un appel au repentir, et la prophétie de bonheur, fausse parce que stérile du point de vue moral ; à côté aussi de l’opinion du Deutéronome qui voit dans la fidélité à la tora l’indice de la véracité de la prophétie ; en plus du caractère divin de la prophétie, attesté par sa transcendance à toute morale, la prophétie s’atteste vraie parce qu’elle contient une dialectique de la liberté et de la nécessité. La prophétie documente que la liberté reste un problème.

Les prophètes ont fait l’expérience douloureuse de ce problème. Rien n’est plus instructif que l’analyse des efforts tentés par les prophètes pour conserver leur liberté, et des échecs permanents qu’ils ont subis. Efforts multiples, dont l’un se manifeste parfois dès le premier appel, dès la première atteinte à la liberté personnelle du prophète : le refus de la vocation.