Les faiseurs de ponts

À L’ATTENTION DES CITOYENS DU MONDE

Lorsque deux hommes se rencontrent, la Nature crée entre eux un fleuve sacré et invisible. Un fleuve qui devient aussi étroit qu’une maigre rigole lorsque les individus forment une famille de même culture et de mêmes valeurs intellectuelles ; mais il devient un vaste torrent infranchissable lorsque leurs races, cultures et valeurs spirituelles diffèrent. Il en est d’ailleurs pareillement pour tous les animaux que la Nature façonne, bien que pour eux l’espace qui les sépare ne soit quasiment jamais comblé ; la Nature qui aime tant penser et classer ne supporte pas l’« anarchie », et ce n’est que très rarement qu’elle tolère quelques accrocs dans sa classification. Aussi le lion ne peut-il vivre parmi les gazelles de même que le loup ne se nourrit pas au pâturage des brebis ; et pour l’animal, franchir les fleuves de l’ordre sacré est presque toujours mortel : une désobéissance qui se paye par le sang. Ce n’est qu’avec l’aide des humains que la bête domestiquée apprend parfois à coexister avec la berge opposée, car seul l’homme est parvenu, petit à petit, à bâtir des ponts de communication entre les différences. Nous sommes des faiseurs de ponts, des pontifes, et même les souverains pontifes de la Nature. Nous veillons à préserver son ordre tout en construisant des passerelles pour relier les divergences. Nous créons du collectif, c’est-à-dire du religieux.

Telle est notre déchirure : d’un côté l’ordre de la Nature nous fascine, mais de l’autre son intolérance nous est intolérable. Toutefois, en nous acharnant à susciter une parole contractuelle entre ses rives sauvages pour que cesse la violence de leurs oppositions, nous en arrivons à effacer toute distance entre les hommes ; à créer des camps concentrés où chacun devient un miroir de l’autre. Nous sommes donc continuellement face à un dilemme : ou bien nous asséchons la terre de tout fleuve par un excès de communion, étranglant de la sorte nos propres libertés ; ou bien nous l’inondons de puissants cours d’eau afin de marquer nos particularismes, et fatalement, nous créons du conflit ! L’homme moderne n’a finalement d’autre recours que le chemin médian : la tiédeur. Il doit se figer dans le « ni trop, ni trop peu » au sein d’un savant calcul. D’une part, l’espace entre les rivages humains ne devra pas dépasser la norme autorisée par les sages, et d’autre part, l’intensité de nos particularismes – c’est-à-dire le débit des fleuves – devra toujours se justifier devant leurs règles pontifiantes. Ainsi fabriquons-nous des ponts ne reliant que des différences calculées ; des ponts nous interdisant toute liberté au-delà des plans minutieux fomentés par leurs architectes. C’est pourquoi nos ponts sont efficaces et solides, ils sont faits de vérités rigides, terribles, au-delà et en-deçà desquelles il est dangereux d’aller sans autorisation, mais grâce auxquelles, dit-on, la stabilité mondiale et la paix sont assurées.

Les citoyens du Monde ont créé un Nouveau Monde, une nouvelle nature émargeant de la Nature archaïque, mais où chacun est un esclave des ponts et des viaducs, captif de cette connexion obligatoire reliant tous à tous afin que tous soient connus de tous. La tiédeur doucereuse de l’homme civilisé a interdit les rivages sans pont. Cet homme de la cité a déclaré que désormais l’injoignable était anathème, aussi pourchasse-t-il l’incognito comme s’il était le diable même. Refuser le pontificat de l’humanité assemblée, reliée, ecclésiastique, c’est défier sa vérité, sa sacralité, sa divinité, et c’est le plus grand des crimes : « Malheur aux briseurs de ponts ! Malheur au Dieu qui marche sur l’eau ! », dit le penseur pontifiant. « Vanité, répond le Dieu, je n’obéis pas aux pontifes. Je n’ai nul besoin de ponts pour atteindre celui que j’aime et pour connaître mon prochain ! » En effet, le fleuve séparant les êtres sera un jour un abîme infini et l’infini même ; aucune de nos vérités immuables ne pourra jamais franchir un tel espace, aucune construction ne pourra le combler. Il ne faut pas construire des ponts, il faut apprendre à marcher sur l’eau ! Il faut que l’Être puisse marcher sur l’horizon infini qui le sépare de son prochain ; il faut que les deux puissent se rejoindre par eux-mêmes, qu’ils puissent s’unir sans dépendre d’une vérité éternelle qui les relie. Il faut s’aimer sans qu’une alliance sacrée nous y oblige, sans le ­viaduc d’un commandement. « Parce que je le veux, parce que tu le veux, parce que nous nous aimons librement » ; ainsi parleront ceux qui un jour marcheront au-dessus des eaux. — Tel est l’un des sens cachés et parmi l’un des plus beaux gestes que fit ici-bas le Christ lorsqu’il marcha sur l’eau… sur une distance d’une heure.


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 9 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : Généalogie des fils de l’homme [↗︎]