Dieu et l’Histoire
À L’ATTENTION DES BÂTISSEURS

L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. […] Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut. [1]

L’Histoire est pleine de fantômes. Nous nous embarquons sur son immense océan, les voiles de notre esprit grandes ouvertes aux vents de nos souveraines connaissances. Pleins d'enthousiasme et après un périple de plusieurs milliers de kilomètres, nous abordons enfin les nouvelles terres de notre « progrès ». Tels des vainqueurs, nous pensons avoir laissé définitivement et loin derrière les antiques vérités, englouties dans les sépultures de nos musées et sur les rayons de nos bibliothèques ; quand soudain resurgit un Gulf Stream ! Désorientés et confus, nous découvrons que ce courant marin nous suivait dès le départ. Bien plus, sa puissance nous poussait en réalité sur les côtes où nous nous trouvons aujourd'hui. Sa force était là. Il était là, caché dans les profondeurs fantomatiques de ce qui nous échappe, savourant à l'avance ce jour où, réapparaissant, il crierait notre ignorance au moment même où nous pensions en être guéris.

Ainsi est l'Histoire, pleine d'obscurs courants qui à tout moment peuvent se révéler plus efficaces que jamais. Et entre les mains de nos cerveaux, elle est une subtile chimie par laquelle nous parvenons à prouver tout et son contraire, prenant à témoin des vérités séculaires que nous réactualisons dans l'ici de notre temps. Tout vient d'Égypte ; tout vient d'Athènes ; tout vient de la Mésopotamie ; ou encore tout vient de Jérusalem, etc. Tout vient de la Science ; tout vient de Dieu ; ou bien tout vient de leur Unité, etc. Tout est dans la forme ; tout est dans le fond ; ou tout est dans la loi d'adaptation de l'un avec l'autre, etc. Nous pouvons par l'Histoire valider des vérités totalement opposées. Un homme peut démontrer par l'Histoire le sens de la vie ; tandis qu'un autre, se fondant lui aussi sur l'Histoire et la manipulant dans ses éprouvettes avec le même talent, prouvera que la vie va dans un sens exactement contraire.

Peut-être nous faut-il être plus humbles. Quitter l'océan de l'Histoire pour naviguer sur la petite rivière de notre histoire personnelle. Je crains pourtant que cela ne nous permette pas de mieux percevoir la Vérité dernière. Notre histoire n'est qu'un affluent de l'Histoire ; et aussi loin, aussi haut ou aussi profondément coulera notre vie, que ce soit par notre volonté héroïque ou par d'extraordinaires circonstances qui nous dépassent, notre cheminement ne peut couper le cordon ombilical qui la relie à l'océan d'origine, à ses fantômes, ses illusions et ses certitudes. L'Histoire règne, et toutes les histoires individuelles doivent lui faire allégeance ; qu'elles le veuillent ou non. Quel que soit le jugement que nous portons à son encontre, l'Histoire s'en moque tout autant que le Pacifique ignore le chemin qu'emprunte le poisson en son sein. La seule vérité qu'elle daigne nous donner est celle du mot « fin » ; ce mot qu'elle peut à tout instant estampiller sur nos tombes. Puis telle une reine majestueuse, l'Histoire semble encore régner au-delà de la mort.

Ceux qui refusent qu'une vie existe après la mort se consolent en croyant en l'Histoire de l'humanité et en son évolution. Le mieux qu'ils puissent faire sera dès lors de servir son progrès ici-bas le plus fidèlement possible, comme dans un acte de vénération. Peut-être que l'Histoire gardera précieusement leur souvenir dans ses annales, donnant ainsi un semblant de continuité à leur vie lorsqu'elle sera terminée ; soit par la postérité de leurs œuvres et de leurs idées, si le Monde et l'univers consentent à les réactualiser ; soit par la procréation sexuée tandis que la famille immortalisera leur nom.

Quant à ceux qui croient en une vie après la mort, ils agissent pareillement. En effet, pour eux aussi le futur post mortem dépend du poids de leur histoire individuelle ; au fait qu'elle soit fidèle à l'Histoire idéale, c'est-à-dire conforme à une certaine sainteté des lois historiques édictées ici-bas par le Dieu qu'ils vénèrent. Au jour de leur mort, l'Histoire les convoquera donc au tribunal de ses saintes lois. Elle écoutera et pèsera alors chaque homme selon le scénario achevé qu'il présentera. Et Dieu n'aura qu'à se taire ! N'a-t-il pas voulu qu'une Histoire idéale, tel un mètre étalon, soit le juge suprême ? N'a-t-il pas voulu que par notre art à conter notre histoire, à la vivre en ce monde, paradis ou enfers s'ouvrent devant nous ? Malheur donc aux bègues, aux muets et aux illettrés ; c'est-à-dire à ceux qui refusent que l'Histoire ait le dernier mot ; à ceux qui attendent que la Vérité dernière inflige à l'Histoire un refus, effaçant sans justification ses lignes amères en scandant : « Que ce qui a été jamais n'ait été ! » [2]

Malheur aux hommes quand il n'y a de vérité que la vérité de l'Histoire ! Malheur aux croyants quand le divin est un Dieu de l'Histoire ! Et malheur au christianisme quand il enquête sur un Jésus de l'histoire ; quand le messie peut être connu et révélé par l'Histoire. S'il est un Dieu, je veux qu'il ne puisse en rien être saisi par l'Histoire. Et quant bien même il s'incarnerait de chair et de sang en elle, je veux qu'il puisse encore lui échapper et lui être insaisissable. Je veux un Dieu qui vienne dans l'Histoire, et qui vienne dans mon histoire personnelle, précisément pour la briser : pour être une sortie de l'Histoire.

Je veux un Père, mais je ne veux plus des dieux et de leurs vérités terrestres. Je ne veux plus être une de leurs créatures, mais je veux être un fils né d'en-haut. Oh ! Mon Père ! Je me suis abreuvé ici-bas de l'encre rouge de ton sacrifice passionné. La vois-tu couler en moi, agir secrètement en moi dans ton incognito ? Car rien n'est écrit ici-bas de mon histoire autrement que dans ton secret ; aussi est-elle une histoire à-venir. Je n'ai d'elle que l'eau précieuse et indélébile de ta promesse. Mon histoire commence après, avec toi : au commencement de toi, de moi : beréshit, (בְּרֵאשִׁית). Elle est dissimulée en toi, là où dis-tu : « le ver et la rouille ne détruisent pas et où les voleurs ne percent ni ne dérobent ». Là où les pages noires et misérables des créatures historiques seront brûlées et oubliées ; là où tu apprendras à tes fils le chant du Fils : « Je suis le commencement et la fin : que selon mes désirs ce qui a été ne soit plus, et que seulement vienne et advienne ce que je veux. »

Ivsan Otets

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[1] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe : De l’histoire · Pdf sur le site de l'UQAC
[2] Pour reprendre la formule tant appréciée de Chestov.