Étrange parole que prophétise là Jérémie à l’adresse de son peuple alors assiégé par les Chaldéens : « Si tu résistes, tu mourras, mais si tu te rends, tu auras la vie sauve ; ta vie sera ton butin. » (cf. 219 & 382).
L’humiliation de la reddition est donc en même temps une promesse : celle d’avoir la vie sauve. Mais en quoi cette vie sauvée in extremis est-elle un butin ? Celui qui se résigne à la défaite doit-il regarder sa vie et ce qu’il en reste comme un trophée ? N’a-t-il pas perdu son territoire, sa cité, sa patrie et ses biens ? Et que lui reste-t-il entre les mains sinon une maigre vie ? Toutefois, le prophète crie victoire et parle ici d’un trophée que possède le survivant !
De qui se moque-t-on ? Le rescapé ne s’est pas enrichi d'un butin, bien au contraire, il s’est appauvri de tout. Et s’il lui reste cependant la vie, celle-ci est désormais si faible qu’on se demande bien en quoi Jérémie voit ici un butin et pourquoi il chante la victoire. Ainsi donc, « ta vie sera ton butin » ressemble plus à un sarcasme par lequel l’homme de Dieu met du sel sur les plaies d’un peuple déjà livré à l’extrême.
Cette « médiocre » consolation que Jérémie apporte au peuple, il l’avait d’ailleurs déjà prophétisée à son ami Baruch, celui-là même qui écrivait dans un livre les paroles que lui dictait le prophète. Ainsi lui fut-il annoncé : « Et toi, rechercherais-tu de grandes choses ? Ne les recherche pas ! Car voici, je vais faire venir le malheur sur toute chair, dit l’Éternel ; et je te donnerai ta vie pour butin dans tous les lieux où tu iras. » (455)
Le malheur vient sur tous, la mort a faim et soif de chair et Dieu lui laisse tout loisir de s’exprimer : épée, famine, maladie… nul ne sera épargné. Mais pour toi Baruch, pour toi qui t’es attaché à Dieu et qui as recueilli ses paroles, la mort passera son chemin : tu vivras. Toutefois, ne te leurre pas et n'imagine pas que le ciel te comblera en plus du butin de ses ennemis ; ne t’attends pas à vivre dans la gloire tandis que la masse tombera sans remède. Le temps est aux amers malheurs pour le peuple, aussi ne te réjouis-pas car Dieu n’aura pas l’indécence de les convertir en bonheur dans tes mains. La seule conquête, la seule victoire, le seul trophée que tu puisses espérer, c’est d’avoir la vie sauve alors que le vent sec et froid des calamités t’effleurera ; là sera ton butin : ta vie sera ton butin.
On est aisément tenté de voir dans la consolation de Jérémie une consolation de résignation ; une consolation pour le faible qui pactise avec l’ennemi et se soumet à sa victoire. Et plus clairement encore jugera-t-on sévèrement la prophétie de Jérémie tant elle est si peu animée par l'esprit du Roi-messie dont est tout empreint le judaïsme d’alors. Bien loin de la gloire davidique d’antan, la parole de Jérémie d’Anatot n’exhorte pas à ce qu’on relève la tête pour résister, mais bien au contraire, elle abaisse l’homme à ployer sous la défaite tandis qu’il ne lui reste qu’à espérer que Dieu suscitera de l’ennemi la clémence. On comprend dès lors combien Jérémie a dû être haï par les siens. Comment pouvaient-ils croire que Dieu les livrerait à une telle déchéance, eux qui chantaient la magnificence des rois judéens, ces élus dans les veines desquels bouillonnait le sang du grand David : le vainqueur de Goliath ! On se demande même par quel miracle Jérémie put rester en vie de si nombreuses années en tenant de tels propos démoralisateurs. De nombreux prophètes avant lui furent sacrifiés par les religieux et les politiques pour beaucoup moins que cela.
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Un terrible problème subsiste néanmoins quand on lit de cette manière et avec tant de légèreté le livre de Jérémie. Et ce problème, le voici : les événements se sont ainsi réalisés dans le réel très exactement comme l’avait annoncé le prophète ! Les résistants, ainsi que les prophètes du bonheur qui les conduisaient, tous ceux-là périrent par l’épée, la famine ou la maladie ; en revanche, ceux qui abdiquèrent en écoutant Jérémie eurent la vie sauve. Impossible désormais de faire quelque reproche que ce soit à Jérémie ; et s’il faut railler et contester, que ce soit vis-à-vis de la réalité ; bien plus, que ce soit vis-à-vis de celui qui tient précisément les rênes de l’actualité — à savoir Dieu lui-même.
Devant la réalité, l’évidente et incontournable réalité, toutes les données de notre lecture superficielle du texte tombent. Les préjugés de la vieille et infantile théologie du bonheur s’effondrent ; le fantasme du Dieu est avec nous, levons la tête, résistons et conquérons le butin de la vie que le ciel nous donne… ce fantasme s’écroule tel un château de sable que la rigidité de fer du réel vient frapper. Les mécanismes séducteurs et bien huilés des « Dieu est avec nous » sont soudain brisés aussi facilement qu’un roseau : Jérusalem brûle, le temple est détruit, les rois et les religieux sont sacrifiés, le peuple est livré à la barbarie ou envoyé en captivité. Dieu n’est pas avec nous ! Plus encore, voici que le prophète clame, au nom du Dieu éternel : « Le roi de Babylone, mon serviteur » (259). Le roi ennemi est le serviteur de Dieu ! Dieu n’est pas avec nous, c’est bien trop peu : il est contre nous ! Dieu a armé Goliath, mais il promet toutefois d’épargner David quand celui-ci mettra genou à terre devant le géant. — Le temps des contes de fées est terminé ! et tous les prophètes d’alors, ainsi que ceux qui s’en font aujourd’hui l’écho seront bientôt égorgés devant ceux qui les écoutent, lesquels, dans leur famine, se dévoreront ensuite les uns les autres : « Je détruirai cette ville et je la couvrirai d’opprobre ; quiconque passera près d’elle sera étonné et l’insultera à cause de toutes ses plaies. Je leur ferai manger la chair de leurs fils et la chair de leurs filles ; et chacun mangera la chair de son compagnon durant le siège et dans l’extrémité où les réduiront leurs ennemis et ceux qui en veulent à leur vie. » (198-9) — Ainsi parlait Jérémie, et ainsi advint l’Histoire et adviendra-t-elle encore.
Soit donc, aux cris de la réalité Jérémie fut soudain considéré comme une colonne de fer et une muraille d’airain se dressant contre le dogme (cf. 118). Le réel le délivra de l’accusation de pleutre dans laquelle les chefs « spirituels » tentaient de l’emprisonner au nom de leurs saintes guerres. Jérémie a tenu bon à dire ce qu’il est interdit de dire ; il a tenu bon durant de longues années, s’acharnant sans relâche à annoncer ce qu’il voyait et qui pourtant l’attristait abondamment, le scandalisait et le déséquilibrait. Jérémie déplaça des bornes qu’aucun autre prophète avant lui n’eut à déplacer. Avec lui un Temps s’achevait, une certaine intimité entre Dieu et le peuple élu se brisait. Dieu préparait avec l’homme une autre forme d’alliance tandis qu’il commençait à arracher l’ancienne. La théologie des victoires terrestres à la conquête du monde était abandonnée au profit d’un discours nouveau ; discours que portera finalement le Christ dans sa résurrection : « Le royaume des cieux seul. C’est là seul que s’ouvrira ton butin ! Ta vie sera ton butin alors qu’en mon nom la mort ne pourra te lier au tombeau. »
Il est impossible d’imaginer la pression que Jérémie dut supporter ; combien de foi il dut réclamer pour ne pas lâcher prise à la parole qui le brûlait. En effet, bien que vivant dans l’audace prophétique il ne voyait pas encore clairement ce vers quoi Dieu tendait ; il ne l’entrapercevait que de manière floue. Et c’est en puisant dans ce qu’il ne voyait pas encore qu’il s'arc-bouta à l’extrême pour maintenir malgré tout son propos. D’abord déséquilibré spirituellement, il vécut finalement en lui-même ce qu’il annonçait : il réchappa du glaive, obtint comme butin sa seule vie, et trouva la faveur de Dieu dans ce désert où ses « frères » ne cessèrent de le révoquer violemment. (cf. 312).
Pareillement en fut-il de ceux qui l’écoutèrent. Car l’écoutant contre l’avis des chefs de guerre, contre l’avis des faux prophètes du bonheur dont les bannières brillaient du nom de l’Éternel… ceux-là aussi basculèrent soudain dans la catégorie de l’audace, du courage et de la foi. Les faibles devinrent les forts. Quant aux forts, aux dominants, étant livrés à leurs chimères religieuses, ils trouvèrent l’épée des Chaldéens et succombèrent de faiblesse. Face à la réalité, nul ne put conserver son masque. Et quand Dieu appelle des rois ennemis pour le servir, les dents commencent à grincer ; ce qui paraissait alors être incontestablement divin s’avère en vérité diabolique derrière les fables raisonnables… Et inversement, l’audace qu’on juge au nom de l’insolence hérétique s’avère être la corde tendue d’un arc dont la flèche vise à l’impossible de Dieu.
Enfin, qu’en serait-il si aujourd’hui un Jérémie se levait, reprenait par l’Esprit les propos du prophète, puis adressait de nouveau au peuple de Dieu que prétend être l’Église son désaveu divin ? Que dirait-on d’un tel homme s’il se présentait telle une muraille d’airain contre l’ekklésia et le chrétien établi, en leur disant : « Misérable ! tu recherches continuellement les grandeurs terrestres et tu réclames du ciel l’abondance et la graisse. Ne les recherche pas ! Mais tu t’obstines à ne pas écouter, faisant de surcroît passer tes propres fantasmes pour les paroles de Dieu. C’est pourquoi le temps de ton malheur approche, avide, ténébreux, car je vais me lever contre toi. Abdique donc et consens à un christianisme sans église ; attache-toi au royaume des cieux seul. Renonce aux visions trompeuses que t’offre l’amitié religieuse de tes ekklésias de théâtre. Quel sera donc ton butin ici-bas si ce n’est une promesse à-venir ? Cette promesse par laquelle le dernier ennemi t’épargnera lorsque tu mettras à terre tes genoux devant lui. Car je te scellerai dès à présent de ma propre vie tel un joyau qu’on cache à la réalité : Ta résurrection sera ton butin. Voici donc, ne crains pas le désert akklésiastique dans lequel tes frères te pousseront dès l’instant où s’éveillera ton entendement ; car c’est précisément de là-bas que je te montrerai des choses cachées. Et c’est encore de là-bas qu’aujourd’hui j’ai résolu de livrer l’Église à ses ennemis, à ses rêves, à ses chimères. Je la livre à sa propre volonté alors qu’elle n’est plus à mes yeux qu’une meute de brillants animaux aux babines avides. »
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