L’énigme du bonheur

À L’ATTENTION DES GENS PROSPÈRES

Le bonheur, c’est comme la beauté : le malheur veille sur l’un et l’autre. Il est embusqué sur leur chemin, attendant le moment favorable pour accomplir son étrange labeur. C’est une règle. C’est même une loi ici-bas qui établit que la malédiction est attachée aux pouvoirs. Or, le bonheur est un pouvoir, tout comme la beauté. Il y a fort longtemps d’ailleurs, Job avait déjà évoqué cette puissance de jugement dont est revêtu le bonheur : « Qu’on méprise le malheureux ! telle est la devise des heureux » disait-il (125). Du haut de sa montagne de souffrance Job voyait enfin l’homme heureux qu’il fut auparavant, celui qui craignait alors le malheur avec effroi, de même qu’une belle femme méprise poliment la laideur tant sa perspective l’épouvante. Il était en ce temps pareil à ses amis religieux, à ces consolateurs de pacotille que leurs propres réussites avaient dégradés. L’assurance de leur bonheur leur permettait de juger et même de maudire Job, le malheureux, le malchanceux, le fautif ! Non pas qu’ils le trouvaient coupable en vérité, mais parce qu’au fond ils avaient peur du malheur dont ils savaient intimement que leur vie devrait un jour en mordre le pain noir.

J’ai moi-même longtemps cru les amis de Job. J’ai avalé leur mielleux poison. Comment faire autrement ? Nos pères nous l’enseignent dès notre plus jeune âge. On nous tue dans l’œuf en nous maudissant par le bonheur ! On nous persuade que sa perspective est certaine pour peu qu’on se plie à ses principes, à ses jugements. Le père athée et le religieux chantent en chœur : « le bonheur, mon petit, c’est d’abord la propreté administrative en s’engageant dans un travail honorable et en obéissant à ses aînés ! » Au fil des ans l’un et l’autre m’ont brisé les oreilles de ce chant lancinant et subtil. Le diabolique aime l’ordre, il aime avoir les mains propres, et lorsqu’elles sont sales c’est qu’il a faibli. Tel fut par conséquent mon malheur, mais tel fut surtout mon bonheur, car nul ne peut entendre de ses premières oreilles. Il faut qu’on nous perce les tympans pour que nous puissions écouter ce qui vient d’Ailleurs. Il nous faut donc lutter contre cette Nature intelligente qui a primauté sur tout et tous, contre cette mère de la vie encensée par l’athée, mais qui n’est finalement qu’une folle psychopathe, une froide organisatrice, boulimique de paix, d’ordre… et de bonheur. De même, il faut aussi s’attaquer à son premier créateur, c’est-à-dire aux dieux des vérités, au christianisme des amis de Job. Leurs promesses de bonheur ne valent pas mieux que la belle fleur promise par mère Nature : « sa tige d’herbe séchera, puis sa fleur tombera » disait déjà Isaïe dans son livre.

De la sorte, j’ai réussi à garder l’essentiel : en persévérant dans ce combat contre les dieux et leurs vérités. Combat au cours duquel s’évanouissent petit à petit autour de soi tous les « consolateurs », ainsi que les nombreux « intéressés », les avides, ceux qui pensent retirer quelques pépites de bonheur d’une situation singulière dans laquelle ils vous encouragent tant qu’elle ne les implique pas eux. Dès lors qu’elle les implique à lutter eux-mêmes, ils vous mordent, parfois jusqu’au sang, selon qu’ils soient proches ou lointains. Aussi ai-je été vaincu pour vaincre. C’est-à-dire que j’ai préservé ce qui compte le plus au prix de tout le reste, au prix de ce qui passe, de ce qui sèche, de mon bonheur. Non par mes forces toutefois, non par moi-même ! Car je ne sais comment je persévère encore dans une telle lutte. Il se pourrait finalement que j’aime Celui que je cherche… et qu’il me le rende en me donnant encore la poigne de tenir la claymore quelque temps.

Qu’ai-je donc appris du Christ ? J’ai appris de lui que Dieu ne recherche pas le bonheur – qu’il s’en moque même éperdument. L’énigme du bonheur se résout dans le malheur. Et lorsque le bonheur montre ainsi son vrai visage, tu découvres qu’il n’était qu’un fantôme, qu’une illusion parce qu’il est maudit ici-bas, comme tous les pouvoirs, parce qu’il doit sécher et laisser place au malheur. Quiconque croit que le bonheur se tient devant Dieu admet tout simplement que Dieu n’est pas le bonheur, que le bonheur est une situation qu’une vérité toute-puissante manigance en triturant la réalité. C’est pourquoi il craindra cette toute-puissance et lui rendra un culte, espérant qu’en échange elle tripatouillera son réel pour lui bâtir sa petite bulle de bonheur. Il confesse donc que son dieu doit continuellement guerroyer contre une réalité obscure. Il est aveuglé. Il ne sait pas que Dieu le conduit précisément aux lieux de Job, là où il verra que cette réalité obscure, c’est lui ! Pour moi, j’ai regardé cette toute-puissance avec tremblement d’abord, puis avec une colère mêlée ensuite de déception, et enfin, je lui ai tourné le dos, tel l’esclave se libérant tourne le dos à un maître qu’il ne reconnaît plus. C’est d’ici que perça alors une voix au-delà de la toute-puissance, une voix ressuscitée, inaudible aux oreilles que nous donne le monde : « Mon fils, mon désir c’est que ce soit toi le bonheur, que tu entres dans ce royaume où l’homme ne cherchera plus alors ce qu’il sera en lui-même pour toujours. Le royaume des cieux, c’est ton frère, c’est toi, c’est chaque-Un pour sa part. »


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 12 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : De l’ego à l’incognito [↗︎]