Géométrie de l’Éden

À la lecture des premiers chapitres de la Bible, nous comprenons vite ce qui pourrait faire sourire les philosophes à propos du jardin d’Éden. En effet, ceux-ci ont toujours été fidèles au principe que Platon plaça sur le fronton de son Académie : « Il n’y a pas de place ici pour celui qui ne connaît pas la géométrie. » Or, la description qui nous est donnée du jardin d’Éden comporte justement une erreur géométrique grossière devant laquelle on ne saurait se taire.

Le texte biblique semble pourtant, au premier abord, rigoureux et précis. Il nous explique que Dieu a choisi un lieu sur terre, l’Éden, puis qu’il délimita à l’intérieur de ce dernier un espace appelé « le jardin ». C’est là qu’il plaça un homme. En outre, nous dit-on, un fleuve prenant sa source à l’extérieur venait couler dans la vaste enceinte du jardin où il se divisait ensuite en quatre bras ; leurs noms nous sont même fournis, associés en plus à des données géographiques et géologiques les concernant. Enfin, l’auteur, qui au passage nous a décrit les trois espèces d’arbres poussant dans cet habitat, nous indique finalement son centre ; le centre du jardin d’Éden :

L’Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, beaux à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. (Gen. 2 9)

Tout lecteur aimant la cohérence sera donc rassuré devant la description de cet espace à priori bien organisé. Rien ne semble manquer à une vie paisible et enrichissante. Et le centre, tel une sorte d’axe roi, est clairement défini par le fameux « Arbre de vie ». La présence de ce centre vital est un renseignement absolument sécurisant. Il laisse à penser que l’individu n’est pas livré à un désordre qui pourrait être angoissant. Aussi est-il raisonnable de croire qu’à ce stade de la lecture, les disciples de Platon, passionnés par la ratio et les mathématiques, ne devraient pas être méfiants devant la métaphore biblique. Car je rappelle que le « jardin d’Éden » est une métaphore de l’âme originelle nue. Il est le lieu où « l’adamité », c’est-à-dire l’humanité, a ses racines. C’est donc pour le texte biblique une façon d’évoquer là où tout commence pour l’individu !

Et pourtant. Poursuivant son propos, l’auteur nous conduit dans une aberration géométrique qui surgit insidieusement dans sa narration. Car nous nous retrouvons étonnamment avec un « second centre » :

Mais quant au fruit de l’arbre de la connaissance qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. (Gen. 3 3)

Dieu avait, semble-t-il, indiqué le centre du jardin à l’emplacement de l’Arbre de vie. Or, voici que le divin calcul est brusquement corrigé par l’adamité. Celle-ci commence tout juste à prendre conscience d’elle-même, à distinguer ses différences et ses potentialités. Et lorsque sa part infuse, dite féminine, dialogue avec sa part savante et lumineuse représentée par le serpent, l’humanité va soudain concentrer le centre de l’Éden au lieu où est planté l’arbre des connaissances. Nous voici donc bêtement avec deux centres : chose impossible !

Il y a certes conflit géométrique. Mais comment les philosophes pourraient-ils s’en servir pour accuser le texte biblique de légèreté et pour lui refuser par conséquent son témoignage ? Eux-mêmes étant férus de géométrie, ne devraient-ils pas au contraire considérer ce récit avec le plus grand sérieux ? Précisément parce que Adam et Ève ont entrepris un « coup d’état intelligent », et parce que le couple a eu l’audace d’établir la connaissance au centre, les sages devraient voir qu’ils se trouvent là en présence d’une humanité de même veine qu’eux : en présence des premiers étudiants de l’Académie !

Car non seulement le couple refusa l’idée de départ les exhortant à laisser l’Arbre de la Vie au milieu, mais il rejeta en plus l’interdiction divine de se nourrir des connaissances pour gérer la Vie. Ces fervents défenseurs de l’Arbre des Théories sont assurément les ancêtres de tous les scientifiques, idéologues et dogmatiques de tous les temps ! Ils ont eux aussi estimé que la primauté de la Vie était trop abstraite et trop subtile pour la laisser aux jugements des ingénus. Ève et Adam pensaient, à l’instar de nos penseurs et autres intellectuels, qu’il est indigne pour la Vie de régner seule au centre, livrée à elle-même et s’offrant à une libre consommation sans autres restrictions que les libertés personnelles et arbitraires. Comment ce qui est si précieux – la Vie – pourrait-il être gratuit et si peu économe ? Comment laisser un tel trésor aux seuls aléas des appétences individuelles sans protéger son accès à l’aide d’un gardien universel savant, pudique et rigoureux ? Ainsi ont-ils policé la Vie ! Ils ont soumis sa gratuité, et notre liberté, à un principe musclé, rationnel et lumineux : la connaissance avec son ordre des mérites et des récompenses. Chaque homme jouira désormais de la vie selon ce qui lui est dû, en vertu de normes claires, nettes et collectives, et seul l’insignifiant sera laissé à sa force individuelle et subjective. On contrôlera, on menacera, puis on éduquera enfin avec finesse. Petit à petit, chacun devra accepter librement qu’aucune parcelle de sa volonté n’échappe aux jugements de la savante et lumineuse Raison en lui. Et lorsque cette dernière le sommera de se justifier, il devra présenter des preuves géométriquement recevables.

C’est de cette manière que les idéologies du bien et du mal jugent dorénavant l’Arbre de Vie. Celui-ci n’est plus au centre. Il a été déplacé en périphérie. Et il a surtout été confié à de sublimes gardiens qui prodiguent ses bienfaits, non plus gratuitement et à la libre appréciation de l’homme-existant, mais selon ses mérites, selon une table de lois, c’est-à-dire selon son travail et sa soumission. On calcule au compas et à la balance l’obéissance et l’éthique, puis on remet un titre d’autorité et la prospérité à ceux qui sont les plus disciplinés. Quant à l’essence même de la Vie, c’est-à-dire ­l’Esprit, lui pour qui vivre signifie s’incarner – eh bien sa folie a quitté la vie. Il s’en est allé. La vie perdit donc sa majesté, puis l’existence fut livrée au chaos. Quelle aubaine pour la ­Raison ! Car elle s’est alors empressée de dompter cette puissance chaotique qu’est le vitalisme de la Nature. Et c’est ainsi que l’existence devint un va-et-vient de vie et de mort, une lutte sans fin qui ne laisse jamais la Raison entrer dans le repos de ses ­shabbats. Enfin, la notion d’éternité est elle abondamment expliquée par les sages depuis toujours. Elle est cette trame métaphysique des Vérités Éternelles qu’ils travaillent continuellement à découvrir et graver sur leurs tables de la connaissance scientifico-religieuse.

Soit donc, la Vie-réelle s’est séparée de la vie ; et elle s’est séparée de l’homme. Elle l’a quitté. C’est pourquoi l’arbre de vie dont nous sommes nourris ici-bas, par la Nature et par les Dieux des théories, n’est en vérité qu’un placebo de cette autre-Vie. Il est une allégorie, une chimère, un faux espoir, une buée biologique qui s’évapore jour après jour de notre être. La mort a vaincu la vie parce que notre logique a vaincu notre folie.

L’adage de l’Académie de Platon – il n’y a pas de place ici pour celui qui ne connaît pas la géométrie – fut donc inventé dès l’origine par les hommes comme règle d’or de la vie : au commencement est la crainte de la géométrie. Et le texte biblique semble nous dire que c’est précisément ce qui décida Dieu à pousser l’adamité hors du jardin ! Le credo grec se trouve donc sur le fronton de sortie, et il correspond en même temps au slogan d’entrée dans notre vie présente, ici-bas, dans cet Éden altéré qu’est notre incarnation mortelle, cette Âme corporelle en sursis dans laquelle nous sommes entrée alors que nous aurions pu être un Esprit : être la Vie.

Nous nous incarnons dans une immense Académie où règne la peur d’être de mauvais géomètres. Nous y apprenons en effet qu’un seul pas suffit pour passer des délices à la torture. C’est pourquoi chacun essaie de cultiver l’Arbre des Certitudes pour en extraire du bien, s’aveuglant du fait que le bien et le mal sortent de la même racine et sont nourris de la même sève. Et les sages, en bon géomètres, savent fort bien qu’il ne peut exister, pour un même espace, qu’un seul centre : l’Universel. C’est la raison pour laquelle la volonté divine les fait sourire. Car l’Arbre de Vie ne régnera pas. Il ne sera jamais au centre.

Les sages argumentent, à juste titre, que la vie individuelle est trop animale pour être laissée à la liberté – à la Vie. Et ils envoûtent le monde entier, persuadant chacun que les doctrines et les idéologies ont le pouvoir de transfigurer les bêtes, nos individualités, pour en faire des ­anges-de-l’universel. Ainsi sauvent-ils l’homme, mais en le tuant. Ils abolissent l’homme, qui est absorbé dans l’ange ! De siècle en siècle, alors que tout sarment humain vient se greffer sur l’Arbre-des-vérités-éternelles, c’est la totalité de l’Éden terrestre qui tend finalement à être absorbé par ce centre captivant et boulimique du savoir. Et il entraine ainsi le monde à sa perfection ; au point de rencontre où tous les lieux et le milieu seront Un ; où nul espace de liberté n’existera plus ; où chaque sarment de vie aura pour sang des valeurs électromagnétiques et algébriques de données scientifiques : le sang de la mort. Car c’est la mort qui suinte de l’arbre des connaissance. Il est l’arbre de mort. Ses vérités aspirent scrupuleusement et consciencieusement la liberté, l’arbitraire, le soudain, l’improbable et l’impossible. Elles assèchent, par leurs séductions, le bois vert, puis même le bois sec. Elles consument, sans fin, un « moi éternel » en l’enfermant dans ses évidences irrécusables pour en faire un insecte fossilisé dans son ambre.

Que Dieu ait pitié de nous ! Qu’il dépose en nos cœurs le germe de son Arbre de Vie. Qu’il fasse germer dans le secret jardin de nos âmes le cep de sa Vie. Ainsi aurons-nous le courage de mettre la cognée à l’Arbre de mort où sont mesurées et pesées nos vies en vue de la mise au tombeau. De plus, nous savons exactement où nous délecter de son arbre de Vie. Là-bas, où il le dressa : au Golgotha. Là-bas, où coule la coupe du sang chaud de Celui qui est ressuscité. L’homme sera alors la mesure de toutes choses, n’en déplaise à Socrate, c’est-à-dire le roi de son jardin lui-même ressuscité en royaume divin – là où il n’y a pas de place pour celui qui n’est pas roi.

Vous n’y croyez pas ? Permettez-moi alors de vous faire entendre une dernière chose. À savoir que la Géométrie de l’Éden était dès l’origine parfaitement exacte. Car c’est en vérité Dieu lui-même qui donna à l’homme la Liberté de choisir son propre « centre de vie ». Il n’y a donc pas plusieurs centres, mais plusieurs possibilités de vérités pour faire office de centre de commandement : tel arbre ou tel autre arbre. En effet, nous pouvons fort bien traduire ainsi le verset 9 du chapitre 2 cité plus haut :

« Dieu fit surgir […] l’arbre de vie au milieu du jardin avec l’arbre de la science du bien et du mal. »

Nombre de traductions vont dans ce sens en utilisant le « avec » au lieu du « et » (Lemaistre de Sacy en 1701 ou Zadoc Kahn en 1899 par exemple). Je le répète donc. Dès l’instant où nous lisons ainsi, l’auteur ne nous place plus devant la problématique d’une géométrie erronée avec deux centres impossibles. Non. Mais il prétend que Dieu fait pousser deux Arbres au même endroit ! C’est encore plus farfelu !

Car voyez-vous, si vous décidez de cultiver ici-bas, dans votre invisible édénique, l’Arbre de Vie, celui-ci commencera à faire exploser l’Arbre des Connaissances qui règne ici-bas. Ainsi vous créerez-vous une réalité, là-bas, où « tout vous sera possible », parce que votre vie de fils de Dieu en sera le centre, parce que vous serez la vérité et la vie, et parce que l’Arbre des Connaissances sera déraciné de votre Éden et placé dans un milieu extérieur comme simple valet. Si par contre vous cultivez ici-bas, dans votre invisible édénique, l’Arbre des Connaissances, vous pourrez probablement avoir ici-bas une belle moisson, puisque la Raison règne dans notre monde. Mais… vous tuerez dans l’œuf l’Arbre de Vie ! Espérez donc qu’il n’y ait pas de vie après la mort, car alors, c’est à l’ombre glaciale de l’Arbre mort que vous serez reçu. Et voyant enfin l’Arbre dans sa nudité, sans les masques du réel, vous saurez tout, mais vous ne serez rien, n’ayant plus de vie. N’est-ce pas cela faire un mauvais calcul ?


ivsan otets

Ce texte est publié dans un recueil de 10 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : Le règne terrestre des parfaits [↗︎]