Dmitri Bykov
LA JUSTIFICATION
Bykov

Ouvre ta bouche,
et mange ce que je te donnerai !
Je regardai, et voici,
une main était étendue vers moi,
et elle tenait un livre en rouleau.
Il le déploya devant moi,
et il était écrit en dedans
et en dehors ;
des lamentations, des plaintes
et des gémissements y étaient écrits.





•••Ces paroles ne sont pas tirées du livre de Dmitri Bykov. En effet, cet auteur russe nous est contemporain, il est né en 1967, et c’est en 2001 qu’il jeta son premier roman sur la scène littéraire de son pays : La Justification. Un roman, dira un commentateur, « comme une pincée de gros sel sur les plaies de l’histoire ». Il parut en français en février 2005.
•••Le texte que je cite au tout début, concernant un livre en rouleau écrit en dedans et en dehors, est bien plus ancien, largement plus de 2000 ans. Il fait partie de ces paroles que prononcèrent les prophètes bibliques. Ézéchiel fait ici référence à une main céleste qui lui tend un livre dont il doit se nourrir. Le livre est saturé, jusqu’à écœurement. Il est plein d’un réalisme trop lourd. Si lourd que la nature même ne peut plus le contenir. Ne dit-on pas que le sang remonte à la surface du sol ? Les fosses que les hommes utilisent pour entasser les cadavres ne retiennent pas le sang. Il remonte à l’air, et là, il crie, n’ayant plus comme seuls témoins la nature impuissante et le ciel.
•••Ce roman, La Justification — de même que ces antiques rouleaux écrits en dedans et en dehors — est saturé ; il vous donnera le vertige si vous l’assimilez ; il se peut même qu’il brûle amèrement vos entrailles — sinon, rien ne se produira. Le personnage principal, Rogov, dit lui-même qu’une « question le hantait : la souffrance avait-elle un sens, si ténu fût-il, et pouvait-on se passer de cette expérience ? Lui-même rêvait secrètement de l’épreuve suprême ; sans elle, toute bonté lui semblait incomplète et inauthentique. »
•••En effet, Dmitiri Bykov présente son personnage comme le petit-fils d’un homme ayant disparu dans les purges staliniennes. Mais en cherchant la vérité sur son grand-père, Rogov cherche en fait une justification à la souffrance. Il nous entraîne avec lui dans l’histoire ; et il trouve, et il découvre, et il soulève, et il soupçonne que cette vie soviétique « possède une destination supplémentaire, tenue cachée, en plus de sa destination principale. »
•••Il comprend que « seuls sont changés ceux qui pouvaient être brisés, or lui n’avait toujours fait que plier ». Enfin, il voit l’enfer, et, dira-t-il : « Dans l’enfer, il y a des chauffeurs, il y a des surveillants et il y a des pécheurs. Je pense que les pécheurs sont les mieux lotis. On les tourmente, on les purifie de leur péché et on les relâche. Alors que les chauffeurs et les surveillants sont forcés de rester là éternellement. Dans l’enfer, mieux vaut être l’hôte que le maître de maison, vous ne croyez pas ? »
•••Ce roman de Dmitri Bykov est une perle russe de plus ! Et, pour ne pas en dire davantage, essentiellement pour ceux qui le liront, pour ceux qui aiment les livres écrits en dedans et en dehors, pour ceux qui ont rejeté la sage littérature, celle écrite au recto seul, et qui, savamment dosée pour imiter, ne produit dans les corps qu’un effet anesthésiant — pour eux donc, voici un dernier passage, celui d’un célèbre poète russe (Block), extrait bien sûr du roman :

« Nous sommes tous différents de celui que nous prétendons être.
Et ceux qui le comprennent mentent dix fois plus que les autres.
Quant à ceux qui ne mentent pas, il aurait mieux valu les tuer à leur naissance. »


Ivsan Otets