Consolation pour créatifs

ET AUTRES PASSIONNÉS
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L’historien français Las Cases recueillit dans un « Mémorial » les propos de Napoléon Bonaparte lors de son exil à Saint-Hélène. C’est là que l’Empereur déchu lui raconte un événement survenu lors d’une campagne militaire : « Je demandai sur le terrain un sergent ou un caporal qui sût écrire. Quelqu’un sortit des rangs et écrivit sous la dictée, sur l’épaulement même. La lettre à peine finie, un boulet la couvre de terre. Bien, dit l’écrivain, je n’aurai pas besoin de sable. Cette plaisanterie fixa mon attention et fit la fortune du sergent… » À l’époque il fallait sécher l’encre à l’aide d’une sorte particulière de poudre, ceci explique l’humour du sergent alors qu’un boulet de canon était tombé non loin de lui. Bonaparte reconnut en un clin d’œil tout ce que cela avait de sens. Il éleva très certainement le militaire à un grade supérieur.

Il en est tout autant du créatif en travail. Il est au milieu de sa vie comme sur un champ de bataille, il met continuellement en péril ce que tous regardent comme le plus important dans la vie. Mais vivre n’aurait pour le créatif aucun sens si quelqu’un venait lui ôter la seule activité qui le fasse exister. Aussi est-il sujet à d’incessants obus venants de l’extérieur. L’organisation naturelle et physique du vivant n’aime pas ceux qui la déconsidèrent, qui ne la regardent pas comme essentielle. La vie naturelle ne supporte pas un tel mépris, c’est pourquoi elle juge très vite cette attitude comme un acte de rébellion. Celui qui cherche – premièrement – la vie de l’intérieur, celui qui sait qu’elle est en l’homme bien plus qu’elle n’est même dans le soleil ou l’air qu’il respire, celui-là est un fou contre lequel il faut lever une armée ! Il faut le menacer, le ramener à la raison, lui remettre les pieds sur terre ! Si toutefois rien ne marche, il faut le liquider tout simplement, car il devient une préoccupation pour la stabilité du troupeau.

Cependant, la vie est plus intelligente que violente. Elle a une manière bien à elle de faire rentrer dans le rang de tels personnages : elle leur donne ce qu’ils veulent. Et au-delà. Après la réussite de ses premières œuvres, voici que le rebelle est reconnu et applaudi. Son parcours devient même un modèle. On le loue d’avoir résisté aux obus de ceux qui lui faisaient obstacle. Il devient riche et tous l’écoutent. Il fait des conférences, enseigne, passe dans les médias et vit enfin dans un logement digne de son talent. Il a les lauriers que sa divine créativité lui a valus. En toute légitimité pense-t-il.

De là vient sa chute. Au milieu du repos, loin des champs de bataille, il reniera son intériorité comme une maîtresse désormais inutile. Il n’aura de regard que pour ce qui paraît : sa Gloire. Toute son énergie sera consacrée à la préserver. Le voilà devenu lui-même un obstacle dont la puissance est remarquable. N’est-il pas un ancien combattant ? N’a-t-il l’expérience du terrain ? Qui oserait mépriser ses médailles ? Il est un maître et son autorité est incontestable. Parmi ceux qui se présentent sur la scène, il sait désigner qui est digne de porter les insignes de « créatif ». Bien sûr, vous l’aurez compris, il ne mettra à part que les freluquets médiocres, de telle sorte que sa Gloire ne sera jamais remise en question par un rival. Retourner dans l’ombre est pour lui un cauchemar ! Aussi tout vrai créatif le regardera comme un pion sur l’échiquier logique de la vie ; notre amiral, oubliant d’où il vient, passera son temps à leur tendre des pièges, à les décourager, à les convaincre qu’ils sont dénués de talents. De son palais d’ivoire, sous ses robes de byssus, le créatif déchu ne voit pas que c’est son ennemi qui lui a donné son trône… pour régner au travers de lui. Il est vaincu.

Ainsi, va le monde de la création. Regardez les cinéastes, les écrivains, les peintres… La médiocrité s’est installée dans un naturel si naïf que le plus reconnu parmi eux est à coup sûr le plus médiocre. Le pouvoir pourrit de l’intérieur tout vrai artiste, le pouvoir est maudit ! Si tu crées, que le pouvoir soit ton ennemi. Le plus fidèle de tes ennemis, plus fidèle encore que tes amis. D’ailleurs, tu reconnaîtras ainsi tes faux amis : ce sont ceux qui jamais ne savent te blesser, ils préfèrent sacrifier la vérité lorsqu’elle est trop difficile à te dire. Probablement est-ce parmi eux que tu trouveras ton véritable ennemi, celui qui te prépare le coup le mieux ciblé. Que ton ennemi le reste donc à jamais… jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Aussi, t’apportera-t-il toujours l’obus et la terre afin que ton œuvre puisse rester gravée sur son support, sinon l’encre ne séchera pas et ton travail bavera comme bave le chien. Tu confirmerais alors ce que Napoléon disait ailleurs : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. »


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 12 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : De l’ego à l’incognito [↗︎]