Jérémie  ·  יִרְמְיָהוּ
PROPHÈTE DE LA NON-PAIX

Neher, Jérémie

On a coutume de croire, comme vérité indiscutable et indiscutée, que l’œil d’un prophète n’est somme toute que l’œil d’un aigle – qu’il voit plus loin que l’horizon visible du simple mortel. Cette façon de confondre le prophète et le devin soumet finalement, et l’un et l’autre, à la ligne horizontale du temps. Une puissance théurgique leur permettrait donc de voir plus loin sur cet horizon temporel que l’homme traditionnel ne perçoit qu’à court terme. Dès lors, le prophète serait outrageusement lié par la réalité tant il tombe profondément dans la perspective de son temps. En vérité, rien n’est plus faux. Et s’il existe un personnage en parfaite contradiction avec le prophète, c’est bien précisément le devin. Le propre du devin, en effet, c’est d’être vaincu par la réalité, d’être aimanté avec force à cette ligne du temps, un peu comme la locomotive qui stopperait net si elle devait sortir de ses rails de métal. Et cette addiction au réel le pousse vers toutes sortes de mécanismes illusoires, psychiques ou encore scientifiques et journalistiques… afin de sonder la logique du temps dont il ne peut concevoir de se détacher. C’est à cause de cette passion du réel qu’il ne peut imaginer son effacement, aussi sa prophétie est-elle établie dans son fondement avant même qu’il ouvre ses yeux : l’avenir doit être glorieux et prospère, l’Histoire doit être sauvée ! Il ne modifiera que les détails de son message, pour mieux s’adapter à l’auditoire du moment. Toute la difficulté de ce faux prophète sera dès lors dans le « comment ? » Comment gagner la reconnaissance du peuple en lui annonçant l’avenir dont il rêve ? Ne voyant pas l’avenir qu’il s’est pourtant persuadé de discerner, il portera donc toute sa vitalité, il déploiera tous ses talents afin d’infuser dans l’âme de son prochain cette conviction des lendemains heureux qu’il extrait de son propre fond. C’est ici qu’entre en scène la magie. Cette conviction, telle une énergie pragmatique, doit suffire, dira-t-il, afin que s’incarne la prophétie du bonheur. Et si le bonheur ne vient pas, on culpabilisera l’auditeur : Tu manques de conviction ! Repens-toi !

A contrario, l’esprit prophétique est atemporel ; il est insoumission au temps. Il fluctue sur lui. Ainsi fait l’Esprit de Dieu, planant à la surface des eaux, déplaçant le temps selon sa volonté, ne craignant même pas de l’assécher pour faire passer les hommes d’une rive à l’autre. Tout son message tient en un mot : Faire sortir le temps de ses gonds, briser sa ligne d’horizon par la verticale, confondre sa perfection logique qui va, obéissante, de causes en conséquences. Faire ainsi entrapercevoir à l’autre cet ailleurs, là où l’âme ne sera plus une roue sur le temps, mais où l’homme deviendra maître du temps, roi de sa réalité – là « où sa volonté tiendra lieu de raison ». Toutefois, le prophète use le plus souvent de l’Histoire vécue pour le dire ; et de là vient le malentendu ! En effet, l’un, en faisant du prophète un devin, ne verra pas son allégorie, mais il construira une chronologie de l’Histoire, une sorte de destin divin. L’autre, par contre, prenant exemple sur les paroles du prophète, cherchera les signes et les instants qui surgissent dans le temps, ceux-là mêmes qui annoncent, encore et encore, dans l’incognito, cet ailleurs qui vient, cette délivrance de notre misérable destinée nous conduisant à la mort. — Ainsi parla Jérémie à propos de la chute de Jérusalem, il y a 25 siècles, et ce qu’il disait alors était aussi atemporel. Cela concernait déjà son propre passé, car des mouvements de rupture similaires, et porteurs du même message, avaient déjà existé au sein d’autres peuples et d’autres religions. Et cela concernait bien sûr sa propre actualité, époque clé, marquant la fin du Temple et la constitution des Empires. Mais surtout, cela concerne notre actualité, 2500 ans plus tard. Nous sommes nous aussi dans une période charnière de l’Histoire, un moment de rupture – un moment akklésiastique où quelque chose nous est dit. Qui saura voir que le Temple d’alors concerne aussi l’Église d’aujourd’hui ? Et si Jérémie lui-même n’a pu le voir, sa parole inspirée a flotté sur l’Histoire, jusqu’à nous : et c’est elle qui nous le dit ! Je rends ici hommage à la lecture d’André Néher, son livre m’a appris à écouter Jérémie bien plus que les meilleurs théologiens chrétiens n’ont jamais su le faire. – Ivsan Otets


Extraits du livre d’André Néher

p. 89-113

« À l’intérieur de la cité de Jérusalem dont les murailles satisfaites et hautaines étaient débordées de toutes parts par les dangers et les défaites… une mentalité était née, qui transformait le terrier en repaire d’une divinité apprivoisée et domestiquée. Gott mit uns ! Dieu est avec nous ! […] Les Gott mit uns se lancèrent à plein corps dans une politique aux réactions passionnelles, susceptible de frapper les masses et de les entraîner. […] Au Dieu des batailles et des victoires, il fallait du panache. […] Les meneurs de ce mouvement, ce furent, en effet, les prêtres, mais surtout les prophètes que les prêtres tenaient à leur solde et qu’il savaient domestiqués. Prophètes que leur unanimité aurait dû livrer au soupçon de mensonge, si leur vie débauchée ne suffisait pas, en général, pour les désigner comme de vulgaires et méprisables imposteurs. Ils embouchèrent la trompette de la paix. » […]

« Dans le solide accord que les Gott mit uns prétendaient réalisé entre Dieu et les hommes, de la doctrine introduisait une fausse note, précisément pare qu’elle laissait une place aux évocations de la colère Divine et du châtiment Divin. Sans doute, entre la colère et la catastrophe, y avait-il un intervalle, mais une tonalité s’y révélait qui faisait mal, qui faisait peur. Plutôt que d’assumer avec courage les actes susceptibles de faire naître le pardon, on avait choisi d’exorciser la peur en éliminant la colère. Le pardon était inutile, le repentir superflu, dès lors qu’un Amour Divin veillait jalousement sur Israël et écartait de lui toute menace de catastrophe. Les prophètes de la paix se chargent d’annoncer les lendemains radieux ; leurs paroles est fanfare ; leur message, irrévocable certitude. Optimistes jusqu’à nier l’évidence, ils présentent toute défaite comme un accident passager, toute crise politique, militaire, religieuse, comme dénouée par avance. La paix qu’il prêche et celle de l’âme, une sérénité inébréchable, dont ils équipent, par leurs discours enflammés, le soldat au combat, le guetteur sur les murs, le prêtre au Temple, le ministre au Conseil, le roi sur son trône. Il y en avait toujours eu en Israël, et parce qu’ils étaient prophètes une place leur revenait d’emblée au sein de la société hébraïque. Ils y tenaient rang honorable et écouté, à côté des autres prophètes, ceux de la Non-Paix, de la menace et de la catastrophe. » […]

Hananya était l’un d’eux et il contesta publiquement la chute de Jérusalem qu’annonçait Jérémie depuis des années. Et « aux premiers mots de Hananya, c’est l’amour de Jérusalem qui déborde dans le cœur de Jérémie. Brisant l’écluse de rigueur que Dieu impose depuis longtemps à sa conscience, le tréfonds de sa personne se révèle, aspirant à la paix, à la Paix, à la grande PAIX, dont il est obligé depuis trente-cinq ans d’affirmer qu’elle n’est qu’une illusion. Amen, s’écrie-t-il, Ainsi fasse l’Éternel ! Puisse l’Éternel accomplir la Parole que tu as prophétisée et faire revenir de Babel en cette ville les vases du Temple de l’Éternel ! Puis, un timide essai pour dégager le critère qui permettrait d’établir si la Vérité est avec Hananya, ou le mensonge. Hananya n’est-il pas prophète de bonheur et Jérémie prophète de malheur, et une vieille tradition n’enseignait-elle pas que la présomption de Vérité est du côté du malheur ? »


p. 129-144

« Deux choses sont atroces dit Job : C’est que Dieu est trop près ou qu’il est trop loin (1320-22). Il est trop près : oui, il est en moi, faucheur implacable de mes fruits et de mes fleurs, piétineur de ma semence. Il est en moi, dans ce trou béant creusé à même mon cœur et mes entrailles, et où mes enfants, oui, mes enfants, ont sombré pour toujours. […] Il est trop loin : oui, il est possible qu’Il ne m’ait rien envoyé du tout […] Il est possible que Dieu soit loin, très loin de tout cela, et qu’Il se fâche tout rouge quand, un jour, un messager viendra Lui annoncer : “Voici ce qui est arrivé à Ton serviteur Job. Voici l’ouragan, l’ulcère, le fumier, la femme et les hommes qui ont été si méchants pour lui.” Il est possible que Dieu alors se fâche contre l’ouragan, l’ulcère, le fumier, la femme et les hommes et qu’Il regrette d’avoir été si loin au moment où ceux-ci accomplissaient ce qu’ils étaient libres et insouciants d’accomplir. »

« Les deux choses sont atroces, dit Job. Car lorsque Dieu est trop près, il m’étouffe et n’étrangle et je n’ai pas de souffle pour former un seul mot et lui exposer ma peine. Et, lorsque Dieu est trop loin, j’ai beau crier ; Il ne m’entend pas – et le jour où, enfin, on lui parlera de mon cri, ce jour-là, Il viendra déposer pieusement une pierre sur ma tombe, mais moi, je ne Lui répondrai plus. »
« Ah ! Dit Job, ce dont j’ai la nostalgie, ce vers quoi, du fond de ma détresse, mon âme et mon corps aspirent, c’est un Dieu qui ne soit ni trop près, ni trop loin – un Dieu qui relâche Son étreinte, sans s’enfuir ; qui porte Son regard, sans transpercer. Un Dieu qui soit interlocuteur à mon échelle, qui me parle et m’écoute, qui m’entende et me tolère, qui ait la grande patience de se déranger pour moi sans me bousculer, qui ne considère mon cas ni avec trop, ni avec trop peu de sérieux. Un Dieu qui soit à mon image, comme je suis à la sienne. Un partenaire avec qui je puisse faire quelques pas au moins sur une route commune, sans que soudain il disparaisse ou me tue. » […]
« De part en part, avec une insistance irrévocable et un déploiement infini de moyens de démonstration, la Bible a averti que, pour légitime et compréhensible et même nécessaire qu’elle soit, la nostalgie de Job est vouée à l’échec. Aussi peu qu’il n’est le Dieu des philosophes, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est le Dieu des grandes routes, ni des sentiers battus. Tel est le paradoxe de ce Dieu Révélé qu’Il dépasse constamment l’homme et va plus loin que lui, puisqu’Il est Dieu – et qu’Il concerne cependant l’homme et tend à plus près que lui, puisqu’Il est Révélé. S’il n’était que Dieu, Il serait l’Absolument Lointain ; – s’Il n’était que d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Il serait l’Absolument Proche. Étant l’un et l’autre, Dieu, mais d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Il est à la fois le plus lointain et le plus proche, mais Il ne touche jamais l’homme en son milieu. »
« De part en part, la Bible avertit que l’illusion la plus insensée et la plus sacrilège, ce n’est pas seulement de penser que Dieu n’existe pas, ce n’est pas d’être athée ou incrédule, mais c’est d’estimer Dieu à l’échelle moyenne de l’homme, de le localiser au point de l’espace et à l’instant du temps où les coordonnées se croisent pour rendre intelligible la situation humaine. […] Aussi bien, au sein même des avertissements bibliques, comme une tentation sans cesse renouvelée, la nostalgie s’exprime d’un Dieu à l’échelle humaine, et les tentatives se relaient pour l’atteindre et, à défaut, le construire. […] De l’équation entre le Divin et l’Humain, on élimine l’inconnue, de telle sorte qu’il suffit de la poser pour qu’elle soit aussitôt résolue. C’est la démarche de l’homme des moyennes. »

« Jérémie rappelle que, pour l’homme de la Bible, c’est la démarche blasphématoire par excellence. Il réintroduit l’inconnue dans l’équation reliant Dieu à l’homme et, par là-même, en suspend la solution par-dessus les gouffres. La vertigineuse percée provoquée par Jérémie dans l’édifice religieux de son temps vient de là. Tendant à la redécouverte simultanée de Dieu dans les espaces extrêmes et contradictoires du plus éloigné et du plus proche, elle bouleverse les étapes et les stations que l’on avait assignées à Dieu dans les régions intermédiaires ; elle est, à première vue, toute négative, elle arrache, déracine, détruit, démolit (110). Tout disparaît devant elle, tout est ruiné : le Temple, la thora des prêtres, le roi, la nation. Mais c’est pour la reconquérir ailleurs, infiniment en deçà, infiniment au-delà du lieu précis où ces choses et où ces hommes paraissaient stabilisés en Dieu. » […]

« Une telle conception de Dieu réagit sur l’ensemble de l’univers. Le mouvement Divin se répercute à travers la structure du monde à laquelle il prête un premier et fondamental aspect : l’insécurité. Eyn-Chalom ! Pas-de-paix ! (614-811) Mot-clé par lequel Jérémie définit cette instabilité générale, qui ne permet à aucun fait, à aucun concept, à aucune tentative, de s’établir véritablement. Jérémie connaît mieux que personne ce naïf désir de simplicité et d’ordre. Il s’accroche avec avidité à la possibilité du bonheur pacifique et de la conscience satisfaite chaque fois qu’il les entrevoit : Amen, dit-il, du fond d’un cœur acceptant, lorsque Hanaya annonce, d’une voix superbement sûre d’elle-même et de ce qu’elle énonce au nom de dieu, la Paix, toute proche et le Paradis retrouvé (286) Ah, mon Dieu ! dit-il encore, pourquoi n’est-il pas possible que les prédicateurs de la paix aient raison contre moi ? (1413) Comme tout serait facile dans un monde où chaque chose serait à sa place, unique et définitive ! Mais la leçon centrale de sa prophétie et de lui apprendre que le chemin de la facilité est faux et blasphématoire, précisément parce qu’il est facile. S’il était facile de saisir Dieu, si on pouvait être sûr de Le savoir en tel endroit, à tel moment – alors, tout serait facile, en effet. Mais puisque Dieu est dans l’ouragan qui passe, tout est difficile. »
« Difficile, la définition de la vérité, car le mensonge prend souvent son masque. […] Le Livre tout entier de Jérémie illustre ces incessantes mises en cause du donné. Qu’un fait constitutif du monde soit matériel ou spirituel, politique ou religieux, historique ou idéologique, dès l’instant qui apparaît comme établi et accepté, Jérémie hésite, critique, refuse. On pourrait multiplier les exemples de ce harassant éveil de la conscience de Jérémie face à toutes celles qui, autour de lui, s’assoupissent dans la béate sensation d’avoir bien compris et bien agi. »