La puissance de Dieu

À L’ATTENTION DES KABBALISTES
rocher en équilibre

Quel que soit le Dieu qu'ils adorent, tous les croyants ont l'absolue certitude que la puissance divine est sans limites ; et cette règle d'or est bien sûr également incontestée dans le christianisme. La toute-puissance de Dieu est infinie ! C'est une chose qui va de soi dans tous les milieux ecclésiastiques.

Mais cette évidence est-elle vraie ? Et toutefois, en posant une telle question je ne suggère pas que Dieu serait muni d'un pouvoir limité. Je trouve simplement étrange d'associer l'infini à la puissance divine ; car l'infini est aussi le propre du néant et de sa force !

En effet, lorsqu'une chose est réduite à rien, lorsqu'un être est anéanti, il entre dans ce néant qui est précisément la mort indépassable ; cette mort que l'on considère tel un empire sans fin, un absolu infini. Car puisque la mort est la mort, ne faut-il pas reconnaître aussi, et comme allant de soi, qu'elle est une non-vie infinie et sempiternelle ; une puissance incommensurable ?

Par conséquent il nous paraît logique de pourvoir également la puissance divine d'une démesure infinie. C'est un réflexe naturel à notre intelligence si rationnelle. Car face à l'inépuisable néant, face à son puissant bras qu'est la mort, nous avons comme seul choix de lui opposer un autre infini tout aussi inépuisable : celui de Dieu, celui de la vie. N'ayant pas logiquement de mesure plus grande que l'illimité, c'est la seule alternative qui s'offre à nous : mettre face à face ces deux titans que sont l'infini divin et l'infini du néant. Ainsi fait, nous nous trouvons avec deux pouvoirs désormais placés en vis-à-vis, lesquels sont parfaitement identiques en force, mais aussi parfaitement contraires dans leur dynamique. La chose devient alors fort étrange. Car cet « ensemble » se fige sous nos yeux dans une situation interminable d'antinomie, dans une sorte de statu quo. Au sein de l'Éternité commune aux deux, la non-vie-sans-fin de la mort se stoppe devant la vie-sans-fin du dieu – et inversement ! Quant à l'homme, dans ce scénario ubuesque de la raison – il est à la frontière ! Il est en attente de jugement. Il ne sait encore laquelle de ces deux armées il ira rejoindre au sein de l'Éternité à venir qui lui tend les bras ; cette Éternité impassible où ces deux forces infinies s'endiguent l'une l'autre tout en se disputant nos âmes qui assurément, un jour ou l'autre, tomberont dans leurs seins.

C'est d'ailleurs par cette inéluctable logique que les kabbalistes sont arrivés à une conclusion identique. En effet, selon eux, le néant, c'est ein, « אין », qu'ils traduisent aussi par « sans » ; puis en y accolant le mot « fin », c'est-à-dire sof, « סוף », ils obtiennent le « sans fin » ; enfin, ils simplifient le terme en le traduisant par « infini ». En hébreu, cela donne donc le Ein Sof : « אין סוף ». Pour le kabbaliste, Ein Sof, l'infini, c'est l'aspect et le nom le plus élevé qu'on puisse concevoir de la divinité ; c'est « Dieu pensé par Dieu et qui ne peut être pensé par l'homme » dit-il. C'est pourquoi Ein Sof est au-delà même du Tétragramme, lequel n'apparaît qu'ensuite en tant que Dieu manifesté et révélé pour l'homme ! Cette théologie à mystère du judaïsme use ainsi du même simplisme dualiste auquel toutes les religions ont recours. Du néant, c'est-à-dire de l'infini qu'est cette immuable puissance anéantissant tout et à tout jamais par la force de la mort ; de ce néant aurait donc surgi une puissance contraire et tout aussi infinie que le néant lui-même : la puissance cachée de Dieu, le Ein Sof. Puis enfin, cette puissance se manifesta et se révéla ; d'abord dans la vie multiforme qu'Elle créa telle que nous la voyons sous nos yeux dans la Nature, et finalement dans l'Être : le « je suis ».

Si comme les kabbalistes, il convient de mesurer le monde selon cette mathématique aiguisée, l'affirmation suivante qu'ils confessent est par conséquent parfaitement exacte : « le néant Ein a précédé l'infini Ein Sof ! » – Et depuis lors, ces deux puissances infinies que sont la Vie (Ein Sof ) et la Mort (le Néant Ein) se font face dans le ventre de l'Éternité elle-même ; laquelle Éternité ils se partagent bien curieusement… Quant à ce qui causa l'impulsion de la Vie à sortir du Néant ? Les sages, les savants et leurs frères en religion de tous bords vous répondront fort simplement et d'un commun accord : « C'est là un grand Mystère ».

En effet, la raison ne peut penser une mesure plus grande que l'Éternité : il ne peut y avoir pour elle un au-delà de l'Éternité. L'Éternité est tel un Dieu avec lequel la raison doit s'unir pour expliquer la réalité. Et c'est avec ingéniosité qu'elle nous dépeint les deux hémisphères cérébraux de ce Dieu ; ses alternatives ; ses deux étranges jumeaux antagonistes ; les « éternels » qu'elle aurait donc enfantés : ses Fils. À savoir  : le Néant de la mort et l'Infini de la vie. C'est certain ! la raison ne peut imaginer une Liberté capable de dépasser ces puissances éternelles, ces fils de Dieu qui organisent notre réalité entre la vie et la mort, le bien et le mal, le juste et l'injuste, etc. Car ce faisant, la raison se condamnerait elle-même ! N'est-elle pas, elle, l'immaculée Raison, cette béatitude harmonie, cette divine connaissance seule capable de réconcilier les antagonismes de la vie et de la mort ? N'est-elle pas, elle, leur Père ? N'est-elle pas, elle, l'Éternité même ; là où tous les êtres, tous les karmas méritants, tous les pieux et autres justes doivent un jour s'unifier dans la paix de ses profondes et justes logiques ? Les mystères insondables de sa science n'appellent-ils pas la mort et la vie à devenir Un en elle ? À retourner ainsi dans le sein originel qui les a fait naître ? Assurément diront les sages, les faiseurs de paix, les détenteurs de secret… Et tous parleront ici de Puissance ; Puissance de la Vérité ou Toute-Puissance de Dieu – de l'Éternité en définitive, ou encore de l'Un ; là où, prétendent-ils, trône l'immuable plénitude d'une sagesse étale absorbant tout en elle. Aussi préfèrent-ils lâchement évoquer le « Mystère » lorsqu'on les interroge de la façon suivante : « Qu'avait besoin l'Un, satisfait de lui-même en son absolue plénitude, de se disperser en des millions d'âmes pour en peupler le monde sublunaire et les introduire dans ces étranges prisons si séduisantes : les corps ? Pourquoi puisqu'il se trouve ensuite que ces âmes abandonnent les corps et rentrent dans ce Un d'où elles étaient sorties ? » (voir Chestov, « La morale et le pessimisme » dans Sur la balance de Job).

Quoi qu’il en soit, au regard d'une telle rationalité, que signifie pour l'homme de foi l'espérance qu'il a de vivre un jour pleinement « en Dieu » et en vertu de sa toute-puissance ? C'est tout simplement la perspective de vivre dans une tension continuelle ; là où l'infini de Dieu est distendu à l'extrême à l'encontre de l'infini du Néant. Et nul ne sait si un tel Dieu parviendra finalement à ne laisser aucune vie ni aucun homme tomber dans l'infini opposé ; il est même plus que douteux qu'Il y parvienne un jour tant la logique de ce raisonnement tient absolument à ce que justice soit faite, à ce que tout homme paye sa dette à l'Éternité d'où il est sorti ; et cela, jusqu’au dernier centime !

Ainsi donc, j'espère que Dieu est suffisamment déraisonnable pour outrepasser les infinis ; qu'Il est assez irrationnel pour enjamber l'Éternité. J'espère en vérité qu'il est assez libre pour se moquer de tous les interdits qu'édicte l'Éternité ; tant les interdits de mourir donnés aux vivants par les dieux que les interdits de vivre donnés aux damnés par la mort. Et j'espère que vivre à ses côtés autorise encore de mourir et de ressusciter : de se jouer de la vie et de la mort ! Car sinon, comment Dieu viendra-t-il chercher les hommes dans leurs propres morts si lui-même s'interdit de mourir ? Et qui vaincra la Loi du plus fort si Dieu lui-même n'est pas capable de maudire les vérités éternelles, leurs absolus, leurs toute-puissance, leurs néants et l'infini même ? Car si devenir fort tel un bloc d'éternité est là toute la somme de celui qui a trouvé Dieu, je préfère encore un Dieu surprenant, un Dieu qui est vainqueur par défaite et encore même lorsqu'il est en défaut de vie – comme l'a été le Christ. Un Dieu pour qui les ailes de la Toute-puissance sont encore trop courtes pour épancher sur nous, pauvres âmes sorties de l'éternité que nous sommes, et son amour et sa liberté ; c'est-à-dire son Être en nous, ce Fils de l'homme que ni le fini ni l'infini n'effrayent et dont ils n'ont pu se saisir.


ivsan otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets :

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]