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À propos des Cantiques

À L’ATTENTION DES HEUREUX
Novalis & Barnum

Victor Klemperer, dans son ouvrage La Langue du Troisième Reich, explique la façon dont la propagande Nazie modifiait quotidiennement la langue allemande pour répandre son idéologie. Aussi dira-t-il que l’oppression mentale totalitaire est faite de « piqûres de moustiques et non de grands coups sur la tête ». C’est un mélange, ajoute-t-il, de « Novalis et de Barnum ». Novalis fait référence au poète romantique et Barnum à l’entrepreneur de spectacles américain qui créa le cirque Barnum en 1871.

De là est née l’expression « effet Barnum » du psychologue Paul Meehl. Il faisait référence aux talents de manipulateur de l’homme de cirque, lequel affirmait qu’« un bon cirque doit offrir quelque chose à tout le monde ». L’effet Barnum sert à désigner une suggestion, une subjectivité. Par celles-ci on conduit une personne à accepter qu’une description succincte, qu’une impression évasive s’appliquent précisément à sa personnalité. L’effet Barnum, c’est prendre ses rêves pour des réalités. C’est une fâcheuse tendance à donner un sens à toutes ses expériences. De là naissent de faux espoirs amers. Ces suggestions fonctionnent sur les intelligents comme sur les idiots. Astrologie, cartomancie, numérologie et autres spiritualités la pratiquent à outrance. Leurs clients sont certains d’évaluer leur vie et leur personnalité lors d’une rencontre avec les « vérités » énoncées et senties. Ils entrent dans une croyance suggérée comme certaine et certifiée. Toute remise en question de leurs pratiques ou expériences est dès lors « blasphématoire ».

Ce mélange de suggestion (barnum) et de romantisme (novalis) est le propre des églises. Depuis des siècles d’ailleurs. Le paganisme avec ses spectacles spirituels fut la première séance de cinéma. Il manipulait aussi ses inévitables « climax ». Cet instant,ainsi nommé par les professionnels du cinéma, où la tension, l’émotion cinématographique sont à leur paroxysme. Là où se résout l’action dans une réponse appelée aussi nœud dramatique. Aristote parlait lui de catharsis (de katharein, « purifier, purger »). Terme employé d’abord lors de rituels religieux d’expulsion pratiqués dans l’Antiquité. Pour Socrate, Platon ou les Stoïciens, la catharsis et la philosophie sont liées. C’est isoler l’âme du corps, tuer l’être particulier pour le dissoudre dans l’idée générale. Plus près de nous en revanche, parallèlement à la définition clinique du psychologue, la catharsis désigne le plaisir fondamental du spectateur. Lors du climax, une sorte de purge émotionnelle se produit, un dégorgement thérapeutique. C’est la résolution du conflit dans le scénario : David tue Goliath. Les scénaristes et le monde de la communication connaissent parfaitement les mécanismes de la catharsis. On suggère au spectateur qu’il est ce héros, victorieux dans sa lutte l’opposant au mal.

Ainsi fonctionne tout spectacle religieux. Le catholicisme commença par ses récitations en latin, dans ses grandioses bâtisses, au milieu de ses acteurs parés pour l’occasion. La suggestion est ainsi créée, avec son romantisme liturgique, et l’ensemble est combiné à la purification de la conscience des participants. Tout cela rapporta des recettes énormes dans le monde entier. Mais le catholicisme est moribond. Le protestantisme a su habilement moderniser le spectacle : le métamorphoser pour qu’il colle à nos réalités.

C’est pourquoi la musique et les cantiques, plus que le prophétisme, le sentimentalisme ou le miraculeux, tiennent une place primordiale de nos jours. L’église qui réussit est celle qui sait le mieux chanter et manier les techniques modernes de sons et lumières. À l’instar de l’Ancien Testament, riche en cantiques et liturgies, notamment à l’époque glorieuse des Rois, les églises s’avancent pour conquérir les âmes. Trompettes à la main, elles suggèrent à leur peuple qu’il est la race des parfaits venus rendre ce monde plus heureux, et l’épanouir dans ses sentiments.

À l’encontre de ce cirque, le Nouveau Testament est autant avare en Cantiques que l’Ancien en est riche. En dehors de trois maigres références dans les lettres pauliniennes, (dont Éphésiens et Colossiens, précisément suspectées d'être des pseudépigraphes), nous n’avons rien ! L’Apocalypse, faisant référence au monde à venir, doit bien sûr être mise à part. Du reste, la seule et unique fois où les Évangiles font référence aux cantiques en présence du Christ, le propos est significatif au possible. En effet, après que le texte ait dit : « Ayant chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers », Jésus prend lui-même la parole pour annoncer aussitôt : « Je serai pour vous tous, cette nuit, une occasion de chute. »

Paf ! Ce qui devait arriver arriva. Les disciples vont s’endormir en priant alors que le Christ est en train de suer du sang. Puis, ils vont tous l’abandonner ! Enfin, Pierre le reniera au chant du coq. Tout cela dans les heures qui suivirent le chant des psaumes. Le véritable cantique du Nouveau Testament, c’est le chant du coq ! Voilà ce que dit le texte. Ailleurs, le grand écrivain Gogol parlera du coq, dont le cri perçant annonce toujours le changement de temps. Le Nouveau Testament n’annonce-t-il pas le changement du temps ? N’annonce-t-il pas que la nature de l’homme va être révélée ? Cet homme, chantant sur son tas de fumier, doit apprendre qui il est pour atteindre ce qu’il n'est pas.

Devant les messes et les cirques évangéliques, il est à se demander ce que Dieu pense. Ne voit-il pas là ce que voyait Victor Klemperer ? C’est-à-dire « les piqûres de moustiques » d’une propagande religieuse, là où l’on suggère à l’homme, dans un romantisme écœurant, que sa sanctification est l’expérience purgative des cultes et des messes. Il y a plus de vérités dans les larmes amères de Pierre que dans ses chants psalmodiés l’instant d'avant. Que les chrétiens fassent de même, qu’ils pleurent amèrement. Car leurs cantiques et leurs bazars prophétiques sonnent aujourd’hui leur réprobation. Ils sont la prophétie qu’ils n'entendent pas tant ils hurlent fort. La prophétie du chant du coq qui vient bientôt pour eux.


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 10 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : Le règne terrestre des parfaits [↗︎]