Jérémie : d’Anatot
À PARTIR DE JÉRÉMIE 11


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Paroles de Jérémie, fils de Hilqiyyahu, l’un des prêtres résidant à Anatot, en territoire de Benjamin.

Nous pensons que le Dieu de la Bible doit être éloquent, comme le sont les hommes créatifs et convaincus ; qu'il doit aussi avoir le sens du sublime et du spectacle planifié, comme l'ont nos religions. C'est à cette condition qu'on entend Dieu, et nous sommes certains que lorsqu'il appelle un prophète sur scène, c'est de cette manière : tout en rhétorique et en sublimité ! Tel est décrit Dieu par la très grande majorité de nos commentateurs. Les croyants leur réclament d'ailleurs de vibrer devant la sainte extase, aussi la débusquent-ils dans les textes. Prenons à titre d'exemple le début du livre de Jérémie, témoignage de son jeune appel :

La parole du Seigneur s'adressa à moi : « Avant de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu ne sortes de son ventre, je t'ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations ». (Jér. 11)

Tandis que les théologiens encensent ce genre de passage pour nous sublimer du haut de leur chaire, il en est tout autrement de Jérémie à qui ce passage s'adressait. Pour lui, ni l'argument d'autorité, celui que la théologie appelle « prédestination divine », ni même le titre flatteur de « prophète pour les nations » ne le mettent en extase ou le convainquent. « Je suis un enfant » répondra-t-il ; peut-être faut-il comprendre un adolescent, en tout cas il était alors à un âge malléable et insouciant. Ainsi donc, devant la prétendue éloquence divine, et face aux perspectives d'une destinée glorieuse, Jérémie ne s'enflamme pas. Il répond : « Ah ! », ce qui signifie, « hélas ! malheur ! » C'est le premier mot de réponse qu'il prononce dans son Livre. Dieu n'aurait-il pas le don qu'ont nos sages pour convaincre et mettre en scène ? Comment un adolescent, face à l'odyssée divine et la mission auprès des Nations qui lui sont proposées ose-t-il répliquer à Dieu : « Misère ! » Quel est donc ce prophète ? Et quel est donc ce Dieu montrant tant de faiblesse devant un enfant ? N'est-ce pas un dialogue farfelu ? Car combien de prêtres et pasteurs soupirent-ils encore aujourd'hui à vivre une telle rencontre avec le divin ? Où donc Jérémie a-t-il pu voir le malheur et la misère dans cette situation ?

Si nous lisions de nouveau le texte dès le premier verset, nous verrions que Jérémie était de la branche des prêtres d'Anatot. Or, cette lignée était maudite depuis plus de quatre siècles ! Il faut remonter pour cela jusqu'au sacrificateur Éli dont les fils, prêtres eux aussi, violaient les femmes. De là survint le drame de Silo durant lequel l'arche de l'alliance fut livrée aux Philistins (1 Sam. 4), tandis qu'un prophète annonça la malédiction de la descendance d'Éli : « Tu seras un adversaire dans ma maison […] et jamais dans ta famille on n'atteindra la vieillesse » (1 Sam. 231-32). Depuis ce jour, les hommes du Talmud expliquent que les gens d'Anatot étaient voués à mourir jeune parce qu'ils étaient de la maison d'Éli ! En effet, cette dynastie de sacrificateurs était issue du quatrième fils d'Aaron, Itamar, et le dernier d'entre eux fut Abiathar, lequel trahit Salomon, achevant ainsi la déchéance de cette généalogie de souverains sacrificateurs. Le roi la dépouilla de ses fonctions, donnant sa charge à Tsadok, tout en disant à Abiathar :

Va-t'en à Anatot dans tes terres, car tu mérites la mort ; mais je ne te ferai pas mourir aujourd'hui, parce que tu as porté l'arche du Seigneur l'éternel devant David, mon père, et parce que tu as eu part à toutes les souffrances de mon père. Ainsi Salomon dépouilla Abiathar de ses fonctions de sacrificateur de l'éternel, afin d'accomplir la parole que l'éternel avait prononcée sur la maison d'Éli à Silo. (1 Rois 226-27)

Plusieurs siècles de malédiction sont donc déposés dans le berceau de Jérémie ; aussi tout est-il déjà dit dans le « Ah ! » qu'il crie suite à l'appel divin. Est-il possible que cette corrosion inscrite dans ses gènes disparaisse ? Dieu se joue-t-il de lui en agissant comme si l'indélébile fatalité n'existait plus ? En vérité, Dieu décida d'oublier tandis que Jérémie ne pouvait encore le concevoir ; fait qui n'échappe pas à Dieu, précisément ! C'est pourquoi la réponse divine n'a rien à voir avec la théologie, encore moins est-elle raisonnable, quant à y voir de la théâtralité, ce serait simplement se moquer de l'angoisse de Jérémie : Dieu ne drogue pas les hommes de sublime pour leur faire avaler l'irraisonnable. D'ailleurs, il ne justifie pas et n'explique rien : il affirme. Il cherche à susciter la foi : « Si j'ai gravé autrefois la malédiction d'Anatot sur une table de pierre, j'ai décidé aujourd'hui de la briser. Tout est pardonné, tout est oublié », dit-il en substance à Jérémie. Le jeune homme devra apprendre que Dieu est arbitraire. Tel sera son message prophétique de surplus puisqu'il lui faudra annoncer la destruction du Temple, la dispersion du peuple et la déchéance d'une Alliance que tous croyaient éternelle. En vérité, Jérémie eut besoin de 23 années pour atteindre la maturité prophétique, pour être enfin capable de s'adresser aux hommes, d'abord sans plus jamais trembler ou être écrasé sous le poids de la menace d'Anatot, mais surtout en osant leur annoncer le même renversement de situation à propos du Temple que Dieu abandonnait aux Babyloniens, à l'instar du jugement de Silo.

De là cette question : l'appel divin de Jérémie lui fut-il adressé « solennellement » une fois pour toutes ? Certes non. N'imaginons pas que la parole lui tomba dessus comme la foudre, que Dieu frappa et que l'adolescent ne lui résista pas ! C'est précisément le contraire, et les « hélas ! malheur ! » de Jérémie signifient bien combien s'instaura un long dialogue entre lui et Dieu. Il fut donné du temps au prophète, beaucoup de temps, pour se fortifier, pour chercher, s'interroger, douter, espérer, et petit à petit entrer dans la foi qui le rendit capable de supporter l'insupportable. Dieu s'adressa à l'intimité de Jérémie durant plusieurs années, et Jérémie nous en fait ici la synthèse. Au lieu d'une déclaration de contrainte éblouissante, Dieu murmura année après année aux oreilles de l'homme qu'il appelait, lui apprenant lentement à Le connaître, lui enseignant pas à pas comment formuler ce qu'il voyait de Lui. Lorsque Jérémie fut prêt, il commença à parler : « Dieu peut défaire ce qu'il a fait et faire ce qu'il a défait. Il est au-dessus de la loi dont il se sert pour conduire les hommes à la foi ». Plus Jérémie sut concevoir pour lui-même cette étrange et « sauvage » liberté, plus il fut capable de la porter aux autres ; et tandis qu'il acceptait cette Bonne nouvelle en son intimité, il l'annonçait pareillement à l'extérieur. C'est ainsi qu'il brisa l'Ancienne Alliance tout en commençant à bâtir la Nouvelle qu'il voyait de loin. S'étant lui-même tourné vers la foi seule, il dévoila à ses contemporains ce Dieu illogique dont le projet n'était pas la loi, mais la liberté de la foi.

Dans sa maturité, le prophète conduira les anciens et les prêtres aux abords de Jérusalem, dans la vallée de Ben-Hinnom, ou val-de-la-géhenne. Là, les Hébreux brûlaient leurs enfants au feu en holocauste à Baal, ils imitaient les vérités païennes ; là, Jérémie brisera un vase de potier pour leur signifier que Dieu était en train de briser l'alliance de la loi et des sacrifices qu'il avait auparavant établie : Jérusalem sera brûlée, le Temple détruit et toutes les Nations seront désormais placées sous le joug de ce même jugement. Une époque s'achevait, l'Histoire basculait, l'antiquité allait laisser la place aux sévérités de la conscience personnelle. « Ta vie sera ton butin » dira le prophète, le contrat collectif qui te couvre aujourd'hui peut à tout moment être détruit pour te conduire face à toi-même. Mais Jérémie savait que le temps des « Ah ! », des « Hélas ! » et des « Malheurs ! », si terribles et longs soient-ils, n'arrachent et n'abattent que pour un temps. Aussi criera-t-il l'espérance, l'Alliance nouvelle, c'est-à-dire le Christ. Il viendra. Après les prises de conscience vient celui dont le sang efface l'encre indélébile des condamnations. Jérémie sait, lui mieux que quiconque, à ce moment précis de l'Histoire, qu'après avoir détruit les temples religieux, Dieu ôtera les bûchers des malédictions et comblera les vallées de la géhenne. Il le sait lui, l'homme d'Anatot, il sait que la vérité de Dieu n'est pas raison, et que les cultes de masse ne sont rien ; il sait qu'Anatot signifie exaucement, et que seule la déraison de la foi exhausse l'impossible de Dieu : « Détruisez ce temple et, en trois jours, je le relèverai ». Le projet de Dieu, c'est la résurrection de l'homme individuel, son véritable temple.

Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]