LES TUDORS


SÉRIE TV


Tudors série

Il est fort probable que l’historien professionnel aurait bien des choses à dire quant à la réalité historique dont prétend témoigner cette série télévisée. À n’en pas douter, les aventures du roi Henri VIII d’Angleterre dans une Europe en pleine mutation nous sont relatées ici en tant qu’interprétation particulière, et pour les besoins d’une production cinématographique mondiale. Car les quelques données que l’Histoire a bien voulu nous léguer nous laissent en vérité avec d’innombrables questions. C’est pourquoi les certitudes historiques dont le cinéma veut nous convaincre sont une malice de sa part, laquelle malice est son essence propre. Il convient de rappeler que le cinéma n'est pas un art, mais seulement une grosse usine, et tout réalisateur n'est qu'un simple patron d'industrie ; il fabrique un produit voué au divertissement ou à l'information intellectuelle. Mais son média est trop emprisonné dans la réalité du temps et de l'image, aussi l'esprit le fuit-il, car l'esprit interroge le sens, hors du temps réel et contre l'évidence visible. Et alors que Baudelaire faisait déjà remarquer que « la photographie a été le refuge des peintres manqués », de même, le cinéma est-il le refuge des écrivains ratés devenus scénaristes. Ou encore, comme le dit Stéphane Zagdanski : « On ne fait de bons films qu'avec de mauvais livres. »

Toutefois, il faut reconnaître le colossal travail industrieux réalisé par cette série Les Tudors. Un ouvrage énorme, assommant, tant il nous écrase sous la perfection d'un décor dont la beauté et la diversité des costumes nous font plonger cinq siècles en arrière, dans un autre monde, nous enivrant par l'opium qu'on inhale doucement au narguilé de l'écran. Tout y est beau. L'argenterie et les boiseries reluisent de propreté sous des projecteurs disposés avec minutie. Tout est somptueux. Les vêtements fraîchement repassés et les coiffures sorties des procédés modernes sont d'une esthétique idéale ; les hommes et les femmes à la peau de velours sont d'une perfection digne des meilleures retouches informatiques, etc., etc. Même les décapitations sont belles. Quant aux meurtres des innocents, ils sont si emphatiques qu'on en oublie, non seulement leurs sacrifices, mais on trouverait presque leurs souffrances méritées. Bref, « l'image est hygiéniste ; elle veut se débarrasser de ce qui peut souiller la pureté idéale à laquelle elle aspire. Et l'image est nazie ; car son dessein est une solution définitive de la question du temps, c'est-à-dire l'annihilation de la réalité considérée comme un immense et insupportable rushe d'elle-même[1]. » L'image efface donc le réel pour en créer un faux. C'est ainsi que les nobles du 16e siècle, bien qu'ils étaient sales comme les porcs, avec leurs maladies de peau, leurs poux et leurs odeurs de crasse qu'on masquait sous des couches superposées de parfums… tout cela disparaît par le sortilège du cinéma, ce valet de la technologie. La clique du tyran, avec ses femmes boulimiques de pouvoir, se voit donc affublée de continuelles circonstances atténuantes pour se transformer en une communauté de bonne volonté.

Mais tout cela est de bonne guerre et une telle critique n'a guère de valeur. Le cinéphile arguera toujours, avec condescendance et sur un ton de pitié, ne vouloir que divertir savamment le spectateur, en le flattant d'avoir aujourd'hui assez de recul critique pour faire la part des choses. En vérité, quelque chose de bien plus grave se cache derrière cette esthétique naïve de l'image ! Car c'est précisément la capacité critique du spectateur que le cinéma supprime en l'enchantant par un habile hypnotisme. Bien plus ! ce soi-disant recul critique du public n'existe quasiment jamais en fait ! Et c'est de cette absence que le scénario cinématographique profite. Il s'y glisse et y serpente, atteignant ainsi la pensée de son auditoire pour la modeler selon ses vues. — Imaginez désormais faire un bond de quelques siècles dans le futur, vers l'an 2500 par exemple. Que feront les héritiers de la production des Tudors ? Ils pondront cette fois l'histoire d'Hitler, et, à l'instar de ce taré d'Henri VIII, ils nous feront pleurer sur le sort d'un Führer sanguinaire du 20e siècle, faisant de lui le portrait d'un homme malheureux qui cherchait finalement le bonheur désespérément. De nos jours, un scénario de ce genre conduirait fort justement ses auteurs devant les tribunaux, aussi préfèrent-ils laisser Hitler aux soins futurs de leurs petits enfants. C'est pourquoi ils ont opté pour une histoire vieille de cinq siècles, s'étalant de 1520 à 1550 environ. Le temps laisse ici suffisamment d'espace pour ne plus offenser personne et risquer une attaque frontale. Bien au contraire, le monde s'amusera de l'Histoire lointaine, et l'on pourra faire sortir de l'usine cinématographique un produit hautement rentable : on fera semblant de lire l'Histoire pour mieux oublier ce qu'elle dit.

Durant trente-huit épisodes, on encense donc le roi autocrate, sa noblesse rampante et son clergé de cinglés. On s'agenouille à n'en plus finir devant les « Your Majesty » et les « Your Grace », tandis qu'à force de répétitions ce geste de soumission apparaît vertueux. Et le spectateur est au rendez-vous. Il se délecte. Pourquoi ? Précisément parce qu'il a de nos jours exactement la même attitude obséquieuse devant les nouveaux visages de l'autorité. Il montre au quotidien la même révérence envers ses dominants. Il les envie, il les désire, il veut être introduit dans leur cour royale. Lui aussi veut jouir de leurs pouvoirs : il les aime. C'est ainsi que les politiciens, les banquiers et les riches de toutes sortes, les stars de la musique, du sport et de la télé… sont adorés par un peuple aussi débilitant et aveugle que celui du 16e siècle. Quoi de plus normal si celui qui a dix propriétés, deux jets, quinze voitures et dix serviteurs regarde la masse comme inférieure ? Et qu'importe si le journaliste dont le salaire avoisine 200.000 euros mensuels vient faire sur les ondes sa leçon aux bénéficiaires du RSA ? De même, la star de cinéma au cachet de 500.000 euros n'a-t-elle pas le droit de pleurer sur le sort des pauvres alors qu'elle fait la promotion du film où elle incarne précisément un miséreux ? Et pourquoi le sportif ne gagnerait-il pas 1000 euros de l'heure pourvu qu'il dédie sa victoire à l'ouvrier fatigué ? Eh quoi ! le juge quittant son 300 m2 dans sa dernière Mercedes vient ce matin au tribunal pour mettre à la rue trois familles – n'est-ce pas son droit ? Tous n'ont-ils pas le pouvoir ? Et le pouvoir n'est-il pas si majestueux qu'il nous contraint à lui obéir ? Peut-être fera-t-il de moi un de ses nobles si j'appends suffisamment à l'aimer, à le servir et à lui être fidèle… mais surtout, si je prie les dieux pour lui ! Pour le reste, qu'on envoie au diable quiconque accuse le pouvoir d'être éduqué pour s'élever sur la déchéance de son prochain. Les rois, les nobles et l'église, tout comme les riches et les célébrités d'aujourd'hui, ne courent jamais après le pouvoir, voyons ! Ils ne sont que les humbles serviteurs et le témoignage vivant du glorieux destin de la civilisation – comme l'a été ce roi qui savait si bien décapiter ses femmes.

Lorsque la mort mettra tous les Henri VIII de tous les temps, avec leurs vedettes et leurs puissants, le nez dans le crottin qu'ils nous ont laissé ici-bas, alors qu'ils se servaient des peuples comme marchepied à leur statut, je ne verrai, en ce qui me concerne, aucune raison de ne pas s'en réjouir. Quant aux peuples à genoux, et souriant de surcroît d'avoir eu l'honneur de servir de serpillière aux narcissiques régnants sur le monde, je ne vois rien qui puisse les priver de tremper le nez dans la même soupe. N'ont-ils pas continuellement servi avec zèle les dominations en y sacrifiant leur sang ? Enfin, venons-en aux pires d'entre ces pires. Ceux qui trouvent l'Histoire de ces autorités des plus belles et des plus romantiques, au point de la justifier sous les masques du pédant cinéma ; je ne vois rien qui puisse priver ces gentilshommes du même feu que la mort allumera pour brûler les pellicules de leurs productions cinématographiques. La mort et le mensonge ne sont-ils pas déjà dans l'œil de leur caméra ?



Ivsan Otets

[1] Stéphane Zagdanski, La mort dans l'œil, p. 60.


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[…] le cinéma purge l’être humain de son individualité et de son imagination, assume la poésie dont la littérature possédait auparavant les clés, guérit la vie d’elle-même en transformant le spectateur en engin à visions.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, vii, dévastation.