Jugement & diabolique

À L’ATTENTION DE LA JUSTICE ÉCCLESIASTIQUE

Le jugement c’est lorsqu’il n’y a plus de jugement, c’est-à-dire lorsqu’un homme n’a plus droit aux tribunaux. Car le coupable trouve dans son jugement l’espérance d’être un jour rendu innocent, la loi lui donnant la possibilité de payer sa dette. Ainsi, lorsque son paiement est entièrement effectué, lorsque les portes de sa prison s’ouvrent, le coupable recouvre au même instant l’innocence ; son crime est en quelque sorte effacé puisque la loi ne peut de nouveau le juger pour un délit qu’il a déjà expié, et quiconque le voudrait se verrait lui-même conduit devant le juge. Il s’ensuit qu’aucun condamné n’est sans espérance, car il n’existe pas dans l’absolu de dette qui soit impossible à payer ; il n’existe pas de dette éternelle, n’en déplaise aux procureurs religieux. Il faudrait pour cela être le meurtrier de l’éternité. Éventualité saugrenue, car s’il était donné aux hommes de tuer Dieu lui-même, ils n’y parviendraient qu’en apparence ; l’illusion passée, ils verraient avec étonnement que Dieu a mystérieusement ressuscité, ne laissant en ce monde qu’un tombeau vide. On ne peut tuer que sa propre vie éternelle, mais non celle de Dieu, aussi ne peut-on être coupable d’une dette éternelle à Son égard.

Écarter les hommes d’un tel jugement est bien sûr un scandale insoutenable pour l’ekklésiastique tant il a besoin de se dire défenseur de Dieu pour remplir ses bergeries. Comment ne voit-il pas que le désespoir d’un homme est ultime lorsqu’il ne peut être jugé du bien et du mal qu’il aura fait ? Désespoir en vérité insupportable parce qu’il fige doucement l’homme dans l’immobilité de la mort. Il le pétrifie dans la double angoisse ; l’angoisse du mal et l’angoisse du bien ; le bien et le mal devenant étrangement les maillons de ses chaînes. En effet, ne pas être jugé, c’est ne pas avoir droit aux tribunaux, c’est refuser à l’accusateur et au défenseur toute présence que ce soit, c’est-à-dire même la parole ! En un tel lieu aucun juge ne se présente donc pour édicter de jugement ; et l’Espérance de voir un jour sa faute expiée ne peut dès lors apparaître, de même que la récompense des bienfaits accomplis ne peut être rétribuée. Les tribunaux et les juges ne sont plus. L’homme devient de plus en plus inerte, incorporel, se transformant petit à petit en une conscience dont la lucidité va grandissante. Il devient un fantôme. Rongé en lui-même par le poids de ses crimes gravés dans sa conscience et entièrement privé de goûter aux mérites de ses vertus et travaux passés. Son mal ne sera jamais expié et jamais son bien reconnu. L’enfer est précisément infernal parce que le diable y est absent ainsi que les dieux. Et dans cette réalité, l’exécution d’un jugement y est même désirée, car la douleur d’un jugement est malgré tout la douleur d’exister tandis que vivre sa mort est la douleur de la douleur, celle de ne plus exister.

Que le religieux ait imaginé un enfer où règne son diable mystique n’y change rien ; car jamais dans l’au-delà le « bien de sa piété » ne plaidera sa cause contre le « mal diabolique ». Le bien et le mal sont là-bas de connivence pour le lier ; nul tribunal, nul avocat et aucun juge ne seront là pour exprimer une sentence et encenser sa religion. Le croyant, tout comme l’incroyant ou le meurtrier seront pris en étau entre le bien et le mal de leur conscience clairvoyante. Ils seront en eux-mêmes un tribunal et un juge, mais sans que jamais la sentence sans cesse dite et redite des punitions et des récompenses puisse être exécutée. Le malheur est dans cette absence sans fin. C’est pourquoi la justice de Dieu ne consiste pas à vaincre le mal, mais à abolir la justice du bien et du mal ; à juger ses magistrats, à brûler ses tribunaux et à exécuter son bourreau. Ainsi Dieu prend-il sur Lui le mal que cette justice décrète contre nous, et il nous délivre surtout du négoce de son bien. Il nous donne tout, mais sans que nous ayons à payer par la morale, l’obéissance ou par l’idolâtrie de l’église ; car la foi en Christ n’est pas une monnaie, mais une passion pour la vie. Et cette passion qu’a Dieu à notre égard a pour but d’offrir à notre immortalité de s’incarner, de vivre éternellement ; de briser les chaînes du bien et du mal dans lesquelles sont retenus les morts-vivants de la justice ecclésiastique élaborée par le diabolique.


Ivsan Otets