De l’ignorance religieuse

À L’ATTENTION DES BIGOTS ET DES LIBERTAIRES

L’ignorance religieuse a bien sûr les mêmes fondements que l’ignorance scientifique puisque la science est la mère des religions. C’est chez Maurice Blanchot et son Ressassement éternel qu’on découvre une manière plutôt attrayante d’en parler : « L’élève écoute le maître avec docilité. Il reçoit de lui des leçons et il l’aime. Il fait des progrès. Mais, si un jour il voit que ce maître est Dieu, il le bafoue et ne sait plus rien. » Étrange conclusion, n’est-ce pas, d’affirmer que le maître, dès l’instant où l’élève le métamorphosera en Dieu, trouvera dans cet événement la trahison au lieu d’une plus grande écoute de la part de l’étudiant. Ainsi, l’élève, non seulement n’apprend-il plus rien de son maître, mais encore oublie ce qu’il a reçu de sa main et enfin subvertit ses propos en les formulant autrement.

Mais qui trahit l’autre finalement ? N’est-on pas en droit de reprocher au maître de se s’être trompé dans son enseignement ? En effet, étant Dieu, il ne pouvait ignorer la réaction de son élève devant une telle révélation. Pourquoi ne pas lui avoir caché sa divinité afin de le garder dans l’innocence et de le préserver de toute rébellion ? Se plaît-il donc à se laisser découvrir comme l’origine de tout, la puissance sur tout et la vérité en tout ? Est-ce chez lui une sorte de pulsion égotiste que de vouloir être adoré comme Dieu plutôt que d’être aimé comme un maître qui émancipe ? Bizarrement, c’est souvent chez les hommes qui se disent amoureux de leur liberté qu’on trouve ce reproche fait au divin. Le Marquis de Sade, par exemple, ne supportait pas que Dieu l’ait doté de liberté, tandis qu’il ne supportait pas non plus qu’en Son nom les hommes en soient privés : « en formant l'homme tout à fait bon, il n’aurait jamais pu faire le mal, et de ce moment seul l’ouvrage était digne d'un Dieu. C’est tenter l’homme que de lui laisser un choix », disait-il… dans une lâcheté tout humaine.

Toutefois, soyons moins bêtes, et interrogeons-nous autrement. Alors que la science, ou une quelconque divinité devient soudain la toute-puissante vérité aux yeux de l’élève, pourquoi serions-nous obligés de croire l’élève ? N’est-ce pas lui seul qui aurait fait du maître un Dieu ? Et, voyant qu’en se fabriquant un Dieu il tombe dans son propre piège puisqu’il y perd sa liberté, il se rebiffe naturellement pour retrouver son précieux héritage. Hélas, il perd dès lors doublement ; et son maître, qu’il croit être Dieu autocrate, et sa liberté, qu’il ne maîtrise plus puisqu’il n’aime plus et ne connaît plus ce maître qui l’enseignait. Car celui-ci n’avait-il pas précisément pour but de le rendre mûr et tout à fait apte à vivre libre ? C’est ainsi que l’écrivain et le marquis, de concert, chériront une liberté qui les brûlera, tout en haïssant un Dieu qui la leur a concédée. Un Dieu qui, croient-ils, soit leur laisse cette liberté mais les condamne, soit la leur retire mais les soumet, transformant ainsi leur ignorance en ignorance religieuse. L’ignorance consiste donc à oublier si totalement le maître qu’elle le dévisage personnellement autant qu’elle tord à loisir ses paroles. Et ses disciples sont tellement convaincus de leur clairvoyance qu’aucun ne veut admettre que leur premier maître a finalement réussi son enseignement. En effet, les uns et les autres n’affirment-ils pas absolument leur liberté puisqu’il leur est permis de prêter au maître une nature qu'il n’a pas — Dieu ? Ainsi choisissent-ils de haïr, de pleurnicher ou de se convertir, mais rechercher le véritable esprit du maître qui leur est désormais caché, cela leur est insupportable ! Car si par malheur il était un Père et non un dieu ; ils seraient alors des fils, et de là destinés à être comme lui, libres. Infiniment libres comme doivent le devenir un jour les fils de l’homme. Libres jusqu’à l’excès ! Jusqu’au-delà des vérités et des dieux. C’est-à-dire comme l’est ce Père : jusqu’à souffrir, voire même jusqu’à se sacrifier pour ceux à qui il communique ce joyau éternel.


Ivsan Otets