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De la Religion anglo-américaine

À L’ATTENTION DES VAINQUEURS
Frans Hals Regents Hospice

« On ne peut pas juger les hommes par ce qu’ils font quand ils enlèvent leur pantalon. Pour leurs vraies saloperies, ils s’habillent. » C’est ainsi que parle Minna, serveuse et prostituée dans Les Racines du ciel de Romain Gary. C’est cette même différence qui caractérise l’opposition entre le Catholicisme et le Protestantisme. Autant le premier se vautra dans ses « saloperies » flagrantes, à tel point que ses activités sont aujourd’hui clamées sur les toits avec les scandales pédophiles ; autant le second a su, lui, intelligemment apprendre de son frère. Ainsi a-t-il remonté son pantalon pour s’adonner à des méfaits finalement bien plus outrageants.

À ce propos, le célèbre sociologue Max Weber détaille avec précision la mentalité protestante dans sa grande étude L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : « Qu’ils aient constitué la couche dominante ou la couche dominée, la majorité ou la minorité le fait est que les protestants ont montré une disposition toute spéciale pour le rationalisme économique, qui n’a jamais été observée au même point chez les catholiques […] Le principe de cette attitude ne doit pas être recherché uniquement dans les circonstances extérieures temporaires, historico-politiques, mais dans le caractère intrinsèque et permanent de cette croyance religieuse. »

La Réforme, explique Weber, « ne représenta pas tant l’abolition du pouvoir de l’Église sur la vie des fidèles que la substitution d’une nouvelle forme de domination à l’ancienne. C’est le remplacement d’un pouvoir très accommodant, peu contraignant dans les faits à cette époque, et qui, à bien des égards n’était guère plus que formel, par une réglementation sérieuse et infiniment pesante sur les conduites de vie dans leur ensemble, laquelle investit toutes les sphères de la vie domestique et de la vie publique de la manière la plus exhaustive qu’on puisse imaginer. » L’autorité de l’Église catholique, dit-il, « punit les hérétiques mais se montre indulgente envers les pécheurs » […] Le pouvoir du calvinisme, qui s’imposa au 16e siècle à Genève et en Écosse, au tournant du 16e et du 17e siècle dans une bonne partie des Pays-Bas, au 17e siècle en Nouvelle-Angleterre et, pour un temps en Angleterre, représentait la forme la plus intolérable de contrôle de l’Église sur l'individu. […] Ce que déploraient les réformateurs, dans les pays économiquement les plus développés, ce n’était pas une emprise excessive de l’Église et de la religion sur la vie des fidèles, mais au contraire un manque d’autorité. »

Le constat du sociologue est sévère et pourtant fort juste pour qui a fait l’expérience pratique du catholicisme et du protestantisme. Mais Weber va bien plus loin dans le discernement. Cette nouvelle pratique religieuse servit, selon lui, de levier à l’instauration et à la domination européenne de l'esprit capitaliste. Citant un confrère, il dira que « la diaspora calviniste était comme la pépinière de l’économie capitaliste ».
Dans son ouvrage détaillé, il prend, parmi de nombreux exemples, celui de Benjamin Franklin, père fondateur des États-Unis. Ce dernier, né à Boston était fils d’un immigré anglais, élevé dans la tradition puritaine. Son père, calviniste de stricte observance, lui avait inlassablement répété au cours de sa jeunesse, explique Franklin, que « si un homme est vaillant dans on métier, il pourra se présenter devant des rois. » (Prov. 2229) Franklin, qui ne devint ensuite d'un point de vue confessionnel qu’un pâle déiste, nous dit Weber, a laissé une autobiographie que ce dernier reprend en ces termes afin d’appuyer son étude sur l’éthique protestante :

Souviens-toi que le temps, c’est de l'argent. […] Souviens-toi que le crédit, c'est de l'argent. Si quelqu’un laisse son argent entre mes mains alors qu’il lui est dû, il me fait présent de l’intérêt ou encore de tout ce que je puis faire de son argent pendant ce temps. Ce qui peut s’élever à un montant considérable si je jouis de beaucoup de crédit et que j’en fasse bon usage. Souviens-toi que l'argent est, par nature, productif et prolifique. L’argent engendre l’argent, ses rejetons peuvent en engendrer davantage, et ainsi de suite. Souviens-toi du dicton : les bons payeurs sont maîtres de toutes les bourses. Celui qui est connu pour payer ponctuellement et exactement à la date promise, peut à tout moment et en toutes circonstances se procurer l’argent que ses amis ont épargné. Ce qui est parfois d’une grande utilité. Après l’assiduité au travail et la frugalité, rien ne contribue autant à la progression d’un jeune homme dans le monde que la ponctualité et l’équité dans ses affaires. Par conséquent, il ne faut pas conserver de l’argent emprunté une heure de plus que le temps convenu ; à la moindre déception, la bourse de ton ami te sera fermée pour toujours. Etc.

« Franklin ne prêche pas seulement ici une technique de vie, mais une éthique spécifique, nous dit Max Weber, ce n’est pas seulement s’égarer que de ne pas la respecter, mais manquer à ses devoirs. » Puis il continue ainsi : « Franklin donne au demeurant à toutes ses admonitions morales une tournure utilitariste : l’honnêteté est utile parce qu’elle donne du crédit, de même que la ponctualité, l’ardeur à la besogne et la tempérance — c’est pour cela qu’elles sont des vertus. D’où il faudrait par exemple conclure que lorsque l’apparence de l’honnêteté rend les mêmes services, celle-ci est suffisante, et qu'un surplus inutile de vertu ne pourrait apparaître, aux yeux de Franklin, que comme une dépense improductive et condamnable. C’est un fait : en lisant dans son autobiographie le récit de sa « conversion » à ces vertus, ainsi que les pages où il démontre l’intérêt de préserver strictement l’apparence de l’humilité, ou de taire consciencieusement ses mérites personnels lorsqu’on veut jouir de la reconnaissance de tous, on ne peut qu’en conclure que pour lui, les vertus ne sont des vertus que dans la mesure où elles sont concrètement utiles à l’individu et que l’expédient de la simple apparence est suffisant dès lors qu’il rend le même service — une déduction qui s’impose du point de vue strictement utilitariste. »

Mais Weber ne s’arrête pas à cette critique, qui à elle seule laisserait Franklin dans l’attitude classique de l’hypocrite. « En réalité les choses ne sont pas si simples, dit-il. Le caractère personnel de Benjamin Franklin, dont l’extraordinaire sincérité de son autobiographie porte témoignage, et le fait qu’il attribue sa découverte de l’« utilité » de la vertu à la révélation d’un Dieu soucieux de l’encourager par là à la vertu. Ces deux éléments montrent qu’il ne s'agissait pas seulement pour lui de couvrir d’un vernis de moralité des principes purement égoïstes. » Car, ajoute-t-il à propos de la mentalité protestante en général : « En se montrant négligent avec l’argent, on “tue” — pour ainsi dire — des embryons de capital et on commet une faute morale. »

« C’est un fait, insiste le sociologue allemand : Cette idée spécifique du métier comme devoir […] cette obligation dont l’individu se sent et doit se sentir investi à l’égard du contenu de son activité « professionnelle » […] C’est cette idée qui est caractéristique de “l’éthique sociale” de la culture capitaliste et joue en un certain sens pour elle un rôle constitutif. Cette faculté de concentrer ses pensées, continue Weber, cette attitude absolument décisive qui consiste à considérer le travail comme un devoir, […] ce terrain extrêmement favorable à l’émergence de la conception du travail comme fin en soi, comme vocation (spirituelle), cela est une exigence du capitalisme. »

Ces longues citations, indispensables pour se faire une idée assez précise du propos de Max Weber, pourraient se conclure par ce dernier mot de l’économiste : « C’est justement l’aspect qui nous paraît décisif : cette idée caractéristique du protestantisme ascétique dans lequel il faut confirmer son propre salut et acquérir la certitude du salut par le biais d’un métier. En d’autres termes, les primes psychiques que cette forme de religion associait à l’« industria » et qui faisaient nécessairement défaut dans le catholicisme, puisque ce dernier prônait d’autres moyens de salut. »

G

La mentalité et l’esprit anglo-américain, hollandais, suisse ainsi qu’une bonne partie de l’esprit germanique, sont totalement imprégnés depuis presque cinq siècles par cette Religion. Tous ces peuples sont animés insidieusement par cet ascétisme du métier, par cette prospérité financière qu’on brandit comme un sceau divin, comme la preuve qu’une justice morale d’exception récompense ici l’individu : il fait office de cachet validant une prétendue « élection divine ». On retrouve cet esprit absolument partout dans les activités des populations protestantes. Quant aux « artistes », ou encore ceux qui se targuent d’être en marge du religieux, tous ceux qui, au sein des sociétés protestantes se vantent de s’opposer directement à son fonds religieux, ceux-là mêmes qui clament haut et fort s’en être libérés — ils n’arrivent pas en vérité à s’en défaire. En effet, cette sorte de culte rendu au héros, au vertueux ou au conquérant romantique est en réalité issu du fonds religieux protestant qu’ils prétendent pourtant avoir dominé. L’éthique protestante a tissé ses préceptes dans l’ombre de leurs âmes, et elle s’incarne encore dans leurs modes de vie et leurs réflexes sociaux sans même qu’ils ne s'en rendent compte : le fervent défenseur de l’athéisme, tout comme le musicien « rebelle », ou encore l'écrivain avant-gardiste, tout autant que le monde « extraordinaire » du cinéma, etc. La moindre série télé, le moindre roman sont imprégnés de l'odeur plus ou moins forte de cette pensée protestante qui a su conduire ces peuples dans l’ère moderne avant tout le monde. Ces civilisations sont circoncises à l’éthique de la réussite financière en tant que mérite ; et le modèle américain en a tant abusé qu’il a poussé le délire en gravant « Nous nous confions en Dieu » sur ses billets de banque !

Mais là où ce poison indolore brille en modernité, là où il s’illustre avec majesté, c’est lorsqu’il se saisit de la Bible ! Ici, hommes et femmes, pour reprendre les mots de Minna, « remontent leurs pantalons et réajustent leurs jupes », s’habillent chichement, se parfument et revêtent le plus beau sourire de politesse, puis, les voilà partis pour faire les pires « saloperies » : c’est la prédication évangélique ! Nous atteignons de nos jours des sommets en termes d’amour de l’argent, d’esprit capitaliste et de sécurité — au nom de Dieu. Une ruse raffinée, tenant le juste milieu, tout en dialectique et en rhétorique, fait dire au Christ qu’il est ami de Mamon. Si le Catholicisme a son apôtre en Pierre, si les Réformés avaient le leur en Paul, celui du Protestantisme moderne a le sien en Judas. Quoi de plus normal puisque ce dernier était comptable. On se demande encore pourquoi un pays comme la France, si riche en penseurs et en capacité critique, est continuellement aux pieds de ces amoureux de l’or et des fleurs. Il semble que les églises d’Europe partagent désormais le même amour, la même fièvre de l’or, du bonheur et du confort que la bible refuse pourtant presque toujours à ses oints. À force d’écouter ces faux prophètes, à force d’être mordus par leurs « Évangiles » où les récompenses du dieu-Bien sont faites de finances, de bien-être tandis affirment-ils,que la pauvreté et l’instabilité sont les conséquences punitives du Mal, le protestantisme européen n’est lui aussi que le ramassis des fils légitimes d’un christianisme païen. Le temps et les circonstances approchent. Vient le jour où le Christ leur tendra le pain qu’il tendit à Judas pour révéler le fond de ses intentions. Je doute qu’avant ce jour le protestantisme français se réveille et botte les fesses de tous ces missionnaires et auteurs anglo-saxons. Il risque de partager avec ces saints du Mamon de l’utile et de la réussite le même arbre où Judas accrocha son avarice. À la honte catholique succédera celle du protestant, le petit frère qui se croyait plus rusé que l’aîné a finalement vaincu le théâtre des antiques messes épiscopales : il a su comment en rendre les ficelles invisibles en se conformant plus intimement avec le monde.


ivsan otets

Ce texte est publié dans un recueil de 10 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : Le règne terrestre des parfaits [↗︎]