AMERICAN SNIPER : LE MUJAHID CHRÉTIEN


À L’ATTENTION DES GUERRIERS DU CHRIST


AmSniper idéologie

L’Europe est certaine d’en avoir fini depuis fort longtemps avec la Chevalerie Chrétienne et ses moines-guerriers. Sa conscience de démocrate polie au fil des siècles n’a pas à ce sujet le plus infime doute. Les Chevaliers du Christ, pense-t-elle, appartiennent à un monde qui est mort depuis des siècles, et imaginer qu’un gouvernement européen puisse de nos jours armer ses militaires sous la bannière de Dieu afin d’estourbir et d’étriper ses ennemis, c’est là une absurdité des plus comique.

L’Europe se trompe toutefois. Car elle regarde l’Étendard de l’idéologie religieuse à nouveau déployé du côté des terres américaines et elle est incapable de se soustraire à sa séduction et à son autorité. Face à ce saint secours les États européens ont déjà cédé… depuis bien plus de temps qu’ils ne le croient d’ailleurs.

C’est aux États-Unis que sont réapparus les Mujahidin Chrétiens. Ils sont aujourd’hui armés et envoyés dans la plus grande légalité par l’État américain qui, bien sûr, les équipe de sa technologie en matière de science de la guerre. Ainsi devenus légaux, ces nouveaux Templiers sont pleins d’assurance. En outre, ils servent de véritables champions pour les soldats de l’Armée. Ils enthousiasment ceux qui aimeraient aussi briller d’héroïsme, et ils offrent à d’autres un sens spirituel à leur engagement militaire. Les voilà donc aller et venir dans leurs pays sous les applaudissements. Il sont là-bas les Godefroy de Bouillon et les Jean de Brienne du XXIe siècle, ces héros mythiques des Croisades du Moyen-Âge. Tout comme eux, ils sont vertueux, ils sont oints du ciel, et leurs exploits face aux barbares leur donnent cette image rassurante de sauveur ; aussi les médias se délectent-ils de conter leurs aventures à la population. Ils incarnent, de leur vivant, la victoire de l’Occident civilisé sous la bannière Sacrée et Immaculée de l’Armée des États-Unis d’Amérique.

Tel est le fameux sniper Chris Kyle. Il servit onze ans au sein des Navy Seal, les troupes d’élite de la marine américaine. Il était pour ses camarades – « The Legend (la légende) ». Le plus redoutable tueur de l’armée américaine : 255 « ennemis tués » dont 160 confirmés ! Il fut surnommé « le diable de Ramadi » par l’insurrection sunnite (al-shaitan Ramadi), et une prime de 80 000 dollars fut proposée sur sa tête. En vain cependant. Il rentra chez lui, raccrocha son fusil, s’occupa de sa famille puis savoura sa gloire. Car il fut bien sûr décoré de la Valor device, reçut de multiples distinctions pour ses états de service et fut continuellement invité sur les plateaux télé en tant que héros national. Son livre, American Sniper, où il raconte ses exploits, eut bien entendu un grand succès. « Tous ceux que j’ai tués étaient mauvais », écrit-il, et « j’avais une bonne raison pour chaque tir. Ils méritaient tous de mourir. » « J’ai adoré car j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie », ajoute-t-il. De plus, finit-il par dire : « Là-bas, en Irak, je voulais que tout le monde sache que je suis chrétien, et un féroce guerrier de Dieu. »

C’est très exactement ce profil de Chevaliers du Christ que Clint Eastwood met en exergue dans son film American Sniper où il adapte la biographie de Chris Kyle. Tout commence par une prédication dans une Église protestante et toute la trame s’égrène ainsi : la guerre est justifiée religieusement ! Eastwood met directement l’onction du Christ sur la tête du sniper, sur son fusil et sur ses balles meurtrières. « Il a reçu un don spirituel » nous dit-il. La compréhension de l’humanité par le réalisateur américain est aussi stupide que sa lecture de l’Évangile. Il existe sur terre, affirme-t-il, trois sortes d’hommes : les brebis, les loups et les chiens de berger. Or, Chris Kyle est de la race des chiens de berger, c’est-à-dire de celle des pasteurs, des évêques et autres « serviteurs de Dieu » appelés pour protéger le troupeau. Fusil en main, le sniper est littéralement envoyé par Dieu pour protéger les brebis chrétiennes des loups barbares de la Mésopotamie qu’il se doit d’escagasser comme dans une partie de tir aux pigeons. Bien que le film se déroule dans un cadre moderne, il nous immerge absolument et totalement dans une idéologie mystique qui nous vient directement du Moyen-Âge. En vérité, le film est vomitif, écœurant, effrayant. Les dieux sont de retour au sein des armées et ils sont désormais équipés, non plus de glaives et d’arbalètes, mais d’armes aux technologies les plus sophistiquées.

Le slogan américain porté au cinéma par le vieux Eastwood est somme toute fort simple : « l’armée des États-Unis, c’est l’armée du Christ ! » Non, vous n’êtes pas endormis et nous sommes en 2015… Le pays qui se prétend être l’un des plus civilisés de la planète tient un discours qu’il est allé récupérer dans une théologie datant des Croisades. Cela nous rappelle, hélas, cette Allemagne démocratique qui au XXe siècle était riche en culture, en penseurs et en technologie de pointe, et qui pourtant se vautra dans le nazisme avec son idéologie politico-mystique, laquelle promettait alors, elle aussi, un âge d’or sur terre qu’une race supérieure devait instaurer. Ce film est littéralement – bien que le scénario prenne un ton doucereux – fondé sur une pensée au profil psychologique subtilement malade puisque son ossature est celle des valeurs de la civilisation : moralité, culture, rationalité et technologie. C’est là, précisément, la marque des pires tarés de l’Histoire.

Clint Eastwood a trouvé dans la figure de Chris Kyle la justification de sa propre identité, de sa propre morale et de sa « théologie » sanguinaire de la Guerre Sacrée. Au travers de Chris Kyle ce sont les regrets d’Eastwood qui en réalité sautent aux yeux ; les regrets d’Eastwood de ne pas avoir 60 ans de moins pour pouvoir partir en Irak. Pour quoi faire ? Pour pouvoir entrer, lui aussi, dans la compétition. Pour qu’il puisse battre le record des 255 tués du sniper texan puisque la piété se mesure en nombre d’infidèles tués – dans un camp comme dans l’autre. « Tuez-en le maximum ! » nous dit pour la énième fois de sa carrière le cow-boy justicier, l’inspecteur Harry, apôtre de la loi du talion… lui qui cette fois s’est incarné dans le Croisé U.S. Chris Kyle pour de nouveau chanter son « Dieu est avec nous ! »

Ainsi donc, il est à craindre que l’Europe, subrepticement, soit gagnée par cette fièvre du christianisme US à l’esprit musulman avec ses mujahidin chrétiens ; soit de manière très protestante, c’est-à-dire directement à partir du modèle « armée de Dieu » des Américains ; soit de manière indirecte, par un nationalisme de terroir dans lequel le catholique rêve de retrouver sa vigueur d’antan. Que reste-t-il aux chrétiens dès lors ? L’athéisme ? Voyons, lui aussi est plein du chant nazi : « Dieu est avec nous, la Vérité est avec nous et régnera par nous ! » — Ainsi donc, il ne reste qu’une seule chose à faire : il faut vomir Eastwood et toute cette clique des « Dieu est avec nous ». N’est-ce pas par là que Dieu commence ? Quand on cesse de vouloir Le rendre victorieux, sage, bienséant, héroïque et même saint… Quand on cesse de vouloir le faire Roi et conquérant politico-moral dont les jugements seraient inattaquables.



Ivsan Otets


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Digne héritier de Polyphème, le Cinématographe constitue un spectacle qui, loin de susciter la pensée, la fige en réquisitionnant toute l’attention pour sa supercherie pyrotechnique.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, ii, domination.