Deux mots sur : La conversion
EN RÉPONSE À UN AMI

Si le cliché est si tenace quand il s’agit de parler d’une « rencontre » entre Dieu et un individu, c’est parce que le cliché a ici force de Preuve. La fréquentation du monde spirituel par un homme est quasiment indissociable d’une imagerie d’Épinal. On ne cesse de nous dire qu’il faut être passé par le « chemin de Damas », avoir connu le « flash métaphysique », pouvoir témoigner d’une expérience Sinaïtique, ou encore présenter ses diplômes en Théologie avec l’onction des Anciens de l’Ekklésia – et que sais-je encore ! Car si de telles signes et aventures font défaut à celui qui prétend témoigner de son intimité avec le divin, et de Son appel, qu’il ne compte pas alors obtenir beaucoup de crédit de la foule. Les preuves de sa conversion et de sa consécration ne tiennent qu’à un fil aux yeux du plus grand nombre. En ce qui concerne le commerce entre Dieu et un homme, en ce qui concerne « la naissance spirituelle » comme on dit, l’homme a besoin de cris, de sueur et de sang. Rien ne doit se passer en douceur, dans l’intimité, et encore moins dans le murmure. En vérité, l’amour entre Dieu et l’homme doit être orgiaque. Dieu ne caresse pas : il baise ! On croit davantage aux dieux faisant trembler les montagnes à coups d’éclairs qu’à Celui qui viendrait s’abaisser à une discussion d’égal à égal dans le secret d’une chambre.

C’est ainsi que la transformation du sujet doit pouvoir témoigner d’une radicalité telle que le doute sur l’événement religieux dont il est question n’aura plus de place. Ainsi en témoigne Foucault (cité par Catherine Chalier dans Le désir de conversion) : « Il ne peut pas y avoir de vérité sans une conversion ou une transformation du sujet. » Oups ! Soit donc, ne parlons plus de Michel Foucault, mais de Jacques Foucault, de Saint Jacques : « Je te montrerai la foi par mes œuvres » disait déjà frère Jacques dans le Nouveau Testament. Eh quoi, Monsieur Foucault ! Et si la rencontre d’un homme avec le mensonge le transforme tout autant que son voisin qui lui a rencontré la vérité ? Comment parviendra-t-on désormais à séparer la vérité du mensonge ? L’une et l’autre utilisent les mêmes preuves : la transformation du sujet. L’un rencontre Bouddha et devient altruiste et sage comme une image, l’autre rencontre Kant et devient un maître en sciences humaines. Sera-ce par la morale, par le comportement moral de l’individu qu’on dira que l’un est dans le Vrai et l’autre dans le Faux ? La Morale est la vérité ? Ou bien sera-ce par sa réussite professionnelle ? Par sa capacité à faire du miracle ? Par son bonheur ? Par quelle logique intellectuelle voyons ? Sur le fondement de quel Dogme ?

Certainement, Foucault a pourtant raison : on ne peut rencontrer Dieu sans être transformé. Toutefois, c’est de Dieu dont on parle ici, c’est-à-dire d’une transformation qui est impossible. C’est une transformation qui ne peut fournir de preuves ; elle ne trouve pas ici-bas de lieu où reposer sa tête ; elle n’est pas de Ce monde. Elle est à-venir. Il s’ensuit que plus la rencontre avec Dieu est profonde et plus sa preuve est invisible. C’est pourquoi, les premières rencontres divines sont généralement à l’image de leur profondeur : tout en surface et avec une moindre hauteur spirituelle. De là le « chemin de Damas, son aveuglement », ou encore « les tremblements du Sinaï ». Il faut bien une première étincelle pour démarrer le moteur, et si pour certains le moteur est tellement en cale sèche qu’il leur faut un coup de pied aux fesses « lumineux » pour les mettre en marche – qu’est-ce que cela prouve ? Tout simplement qu’ils étaient, comme Paul, des meurtriers avant cette rencontre et qu’il leur a fallu une baffe pour les réveiller : c’est tout. Ce qui compte, c’est la suite. Tiendra ou tiendra pas la route ? Est-ce que notre « converti » élargira sa route afin de pouvoir réitérer le miracle, ou est-ce qu’il la rendra de plus en plus étroite, s’éloignant ainsi de plus en plus des premiers sons et lumières de l’enfance ? Est-ce que vingt ans plus tard, loin de Damas, du Sinaï ou des Universités, dans le secret des chambres de Béthanie, loin des preuves éclatantes qu’on donne en pâture aux foules, est-ce que cet homme-là, cette femme-là, tiendront encore la route avec Dieu, là, dans l’étroitesse de la non-preuve, dans une transformation du sujet qui n’allèche plus personne tant elle ressemble à une défaite, à un impossible ?

Ailleurs, le philosophe Jean Brun commente ainsi l’œuvre de Chestov : « Une véritable conspiration du silence a été organisée autour de son œuvre par les historiens et les universitaires parce que Chestov était chrétien, rejetait le marxisme, écrivait dans une langue claire et surtout parce qu’il osa demander des comptes à la Raison, cette déesse intouchable qui, depuis Descartes, règne en France et en Europe sur le monde des idées. » Il y a quelques années j'ai rencontré un professeur de l’Université de Tel-Aviv qui était offensée qu’on puisse ainsi « soupçonner » Chestov d’être chrétien. La raison vient du fait que cette femme était passionnée par Benjamin Fondane, un écrivain qui fut justement un proche de Chestov. Lors d’une conférence qu’elle tint un jour à Paris dans le cadre de son Association concernant l’œuvre de Fondane, Jean Brun lui-même se trouvait dans l’assistance. Il témoigna alors du regard qu’il avait concernant la position de Chestov par rapport au Christ. Bien des années plus tard, cette femme n’avait toujours pas digéré la chose ! Mais comment l’en blâmer ? En effet, la passion de Chestov pour le Christ est d’une telle sobriété dans ses écrits. Celui qui cherche la montagne fumante du Sinaï, l’aveuglement de Damas, ou encore la récitation criante d’un credo, celui-ci ne pourra à coup sûr croire que Chestov aimait le Christ, qu’il L’avait rencontré, et encore moins qu’il fut appelé par Lui pour porter Son propos.

Peu m’importe. Si je devais choisir entre le témoignage de Moïse, celui de Paul ou celui de Chestov – en ce qui concerne la Vérité dernière – c’est-à-dire Dieu ; sans hésitation, je choisirai le penseur russe. Assurément, je veux bien vous croire : Moïse a vu le dos de la Vérité ! Et je crois, assurément, que Paul en a vu plus. Toutefois, s’il est possible de voir Sa face, je crois que ce témoignage-là, en effet, fait mourir qui l’entend. Aussi en reste-t-il peu pour l’entendre, et de fait, peu pour reconnaître l’Appel de celui qui porte un tel témoignage. Sans aucun doute, la conversion est pleine d’ambiguïté et elle n’est bien souvent qu’une supercherie qu’on donne comme une sucrerie à la masse. Il est préférable d’être « un nain sur les épaules d’un géant » que de devenir un géant au nom de Dieu. C’est-à-dire que la rencontre avec Dieu et son Appel sont tellement indiscernables – dans le sens qu'ils sont improuvables – qu’ils le sont même pour celui qui les vit. Celui que Dieu rencontre et qu’Il appelle ne parvient pas à croire qu’il est dans une telle position tant ce qu’il entend l’écrase… lui semble ubuesque, ridicule, irrecevable. Et c’est mieux ainsi. L’amour avec Dieu est une histoire de cœur, intime, qui doit rester une histoire de cœur, intime, cachée, même pour le cœur qui le porte. Il suffit bien assez des quelques chaleurs que cet amour dégage à l’extérieur (ce qui est déjà trop pour la foule d'ailleurs). Pour le reste, il est préférable de ne pas se rendre compte. N’est-ce pas le signe que Dieu caresse, qu’il est plus proche que jamais ? Car lorsqu’Il appelle les joueurs de flûte et le veau gras, c’est qu’Il est « trop présent », c’est qu’un homme revient vers Lui ayant juste quitté ses bacchanales, comme le fils prodigue. Plus la rencontre, l’appel et l’amour qu’un homme vit avec Dieu sont riches, plus il sait la chose suivante : il n’aura de cette intimité la certitude qu’après sa mort. Et c’est mieux ainsi. Car Dieu fait cette chose-là : il enfouit ce feu si intimement en l’homme que même la mort ne pourra venir le débusquer pour l’éteindre.

ivsan otets