APHORISMES DE LÉON CHESTOV le plus important
  • Potestas Clavium
    La consolation métaphysique

    Puis-je espérer que tôt ou tard la vérité que j’exprime maintenant sera reconnue comme une vérité par tous les êtres raisonnables  ? Je pose cette question vu que nombre de philosophes ont déclaré ouvertement qu’ils ne consentiraient pas à moins. Mais il est clair qu’on ne peut compter là-dessus. Soyons plus modestes  : puis-je espérer que tous les hommes reconnaîtront ma vérité  ? Non plus  ; je ne puis y compter. Ainsi me répondra-t-on certainement. Enfin, puis-je au moins être certain que moi-même je ne renoncerai jamais, tant que je serai en vie, à mes convictions  ? Je crains fort de perdre tout prestige aux yeux de mes lecteurs, mais néanmoins je réponds  : non, je n’ai pas cette certitude. Et lorsque après cela on me reprochera, ainsi que cela se fait d’ordinaire, que je prive les hommes de leur meilleure consolation, j’éclaterai de rire à la face de mes accusateurs. Pauvres hommes, sots et ridicules  ! Ils s’imaginent qu’ils ont déjà tout compris. Et ils craignent qu’il n’y ait encore dans l’univers quelque chose qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne soupçonnent même pas  ! Ils ont toujours peur, ils tremblent toujours. Ils devraient prendre exemple sur les êtres irraisonnables... Voyez ce papillon qui se précipite témérairement vers la flamme, sans demander à qui que ce soit, sans se demander lui-même ce qui lui adviendra, ce qui l’attend. Vous autres aussi, vous serez bien obligés un jour ou l’autre de vous précipiter dans la flamme où toutes vos vérités éternelles se consumeront, telles les ailes du papillon.

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  • Athènes et Jérusalem
    La raison paresseuse [ignava ratio]

    Mais la raison ne peut-elle pas être paresseuse  ? La paresse est son essence, de même que la lâcheté. Ouvrez un manuel de philosophie, et vous constaterez que la raison se vante même de sa soumission, de son humilité, de sa lâcheté. La raison doit «  servilement  » reproduire ce qui lui est «  donné  », et elle se reprocherait comme le plus grand des crimes toute tentative pour créer librement. Et nous autres nous devons à notre tour obéir servilement à tout ce que la raison nous dicte. Et voilà ce que l’on appelle «  liberté  »  ! Car celui-là seul est libre qui sola ratione ducitur. Ainsi enseignait Spinoza, ainsi enseignaient les Anciens. Ainsi pensent tous ceux qui veulent apprendre et enseigner. Et comme presque tout le monde apprend et enseigne, il se trouve que ignava ratio est en fait le maître du monde.

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  • Potestas Clavium
    Darwin et la Bible

    La Bible nous raconte la chute du premier homme, Adam. Vous croyez que ce n’est qu’une invention de Juifs ignorants ? Vous croyez que l’invention du savant anglais est plus proche de la vérité et que l’homme descend du singe ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que les Juifs étaient plus près de la vérité, qu’ils étaient même très près de la vérité. Vous me demanderez peut-être pourquoi je prends avec une telle assurance le parti des Juifs ?
    Aurais-je assisté à la création du monde ? Aurais-je vu Eve manger la pomme et la tendre à Adam ? Je n’y étais pas certainement, et je n’ai rien vu. Et je ne dispose même pas de ces preuves morales qu’invoque Kant pour la défense de ses postulats. En général, je n’ai pas de preuves du tout, mais je pense qu’en des cas semblables, les preuves sont un lest inutile et même fort gênant. Essayez d’admettre, si vous en êtes capables, qu’en certains cas on peut, on doit se passer de preuves et regardez un peu l’homme, écoutez l’homme. Ne distingue-t-on pas encore maintenant ces feuilles de vigne sous lesquelles il cacha sa nudité lorsque soudain il ressentit l’horreur de sa chute ? Et cette angoisse perpétuelle, cette soif inextinguible ! Il est ridicule de dire que les hommes ont jamais pu trouver sur terre ce dont ils avaient besoin. Ils cherchent douloureusement, et ne trouvent rien, même ceux qui sont considérés comme des maîtres, des guides. Quel art ils doivent déployer pour se donner l’aspect de ceux qui ont trouvé ! Et pour finir, ils ne parviennent tout au plus, malgré tout leur génie, qu’à tromper et à aveugler les autres. Car personne ne peut être une lumière pour soi-même. Ce n’est pas en vain qu’il a été dit du soleil, qu’il éclaire et réjouit autrui, mais que pour lui-même il est obscur. Si l’homme descendait du singe, il trouverait à la façon du singe ce dont il a besoin. On me dira que de tels gens existent et qu’ils sont même fort nombreux. Certainement, mais il suit de là seulement que Darwin et les Juifs avaient également raison. Une partie des humains descend d’Adam, sent dans son sang la brûlure du péché de son ancêtre, en souffre et aspire au Paradis perdu, tandis que les autres proviennent du singe pur de tout péché ; leur conscience est tranquille, rien ne les torture et ils ne rêvent pas à l’impossible. La science consentira-t-elle à ce compromis avec la Bible ?

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  • Sur la balance de Job
    Au commencement était le verbe

    Si Platon dit vrai, si la philosophie n’est autre chose que la préparation à la mort et à l’acte de mourir, nous ne sommes pas en droit d’attendre de la philosophie l’apaisement, la joie. Quoi que nous disions en effet et quelle que soit l’idée que nous nous fassions de la mort, toutes nos paroles, toutes nos idées concernant la mort dissimulent une grande angoisse et une immense tension. Et à mesure que nous creusons plus profondément la pensée de la mort, notre angoisse s’accentue. La tâche dernière de la philosophie ne consiste donc pas à édifier un système, à fonder notre connaissance, à réconcilier les contradictions apparentes de l’existence; tout cela c’est la fonction des sciences qui à l’inverse de la philosophie sont au service de la vie — c’est-à-dire des besoins transitoires — et ne songent pas à la mort, c’est-à-dire à l’éternité. La tâche de la philosophie consiste à arracher l’homme de son vivant à la vie. Et de même que l’homme vient au monde en pleurant ou s’échappe en criant d’un sommeil peuplé de cauchemars, le passage de la vie à la mort doit s’accompagner lui aussi, semble-t-il, d’un effort désespéré, absurde dont les cris, les larmes ne sont que la manifestation non moins désespérée, non moins absurde. Je pense que maints philosophes connaissaient de tels «  réveils  » et essayaient même de nous en parler. Les poètes en ont parlé eux aussi  : rappelez-vous Eschyle, Sophocle, Dante, Shakespeare, et plus près de nous Dostoïevski et Tolstoï  ! Mais ils avaient recours au «  verbe  », bien entendu ; or, le verbe a une propriété étrange  : il ne laisse passer que ce qui est utile à la vie. Le verbe a été inventé pour la vie, pour cacher aux hommes le mystère de l’éternel et clouer leur attention à ce qui se déroule ici, sur terre.
    Immédiatement après la création du monde, Dieu commanda à l’homme de nommer toutes les créatures. Mais les noms ayant été donnés, l’homme de ce fait se trouva coupé des sources de la vie. Les premiers noms étaient des noms communs  ; l’homme appelait, nommait les objets  ; il déterminait ainsi ceux qu’il utiliserait et la façon dont il en tirerait parti tant qu’il serait sur terre. Par la suite, c’est uniquement ce qui se trouvait inclus dans le nom que l’homme fut en état de concevoir. Et sans doute ne voulait-il concevoir que cela  : il lui semblait, il lui semble encore que le principal, l’essentiel dans les choses est ce qu’elles ont de commun entre elles et ce qu’il a nomé. S’agit-il des autres hommes, s’agit-il de lui-même, il ne cherche toujours que «  l’essence  », autrement dit le «  général  ». Toute notre activité terrestre se ramène à faire ressortir le général et à dissoudre en lui le particulier. Notre existence sociale — or l’homme est obligatoirement un animal social puisqu’il ne peut être un dieu et ne veut être une bête — nous impose à l’avance un «  être général  ». Nous devons être acceptables pour notre milieu. Or le «  milieu  » ne supporte pas les cris insensés et les pleurs absurdes  ; aussi, dans les moments même du pire désespoir, du désespoir absolu, nous nous efforçons encore de faire bonne mine  ; nous essayons même de mourir en beauté. Et cette hypocrisie passe pour la plus haute vertu.
    Dans ces conditions les hommes ne peuvent même pas songer au «  savoir  »  ; ce qu’on appelle «  savoir  » parmi nous n’est qu’une sorte de «  mimétisme  » grâce à quoi notre existence commune temporaire devient facile, agréable ou tout simplement possible. Que serait donc notre vie si ceux qui comme Hamlet sentent que le temps est sorti du ses gonds, parvenaient à arracher tous les hommes de l’ornière  ! Mais encore une fois, la bonne nature qui «  au commencement  » nous a donné le «  verbe  », s’est arrangée de telle sorte que quoi que dise l’homme, ses proches ne peuvent entendre que ce qui leur est utile ou agréable. Et pour ce qui est des gémissements, des cris, de pleurs, on ne les considère pas comme l’expression de la vérité, on les étouffe par tous les moyens : non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere, ne pas rire, ne pas pleurer, ni détester, mais comprendre. Les hommes n’ont en effet besoin que du compréhensible. Quant à l’«  incompréhensible  » qui se manifeste à travers les cris, à travers les sons non articulés ou d’autres signes extérieurs que le verbe est incapable de traduire, il ne concerne plus les hommes mais «  quelqu’un  » qui est sans doute plus sensible aux pleurs, aux gémissements, au silence même qu’au verbe  : pour ce «  quelqu’un  » (il soit certainement exister) ce qui ne peut être dit a plus de signification que les affirmations les plus claires, les plus nettes, les mieux fondées et démontrées. Cependant la philosophie — puisque c’est d’elle que nous parlons — prête uniquement l’oreille à ce qu’apprécient les hommes vivant en société, ou bien à ce qui est dirigé vers cet «  Un  » suprême qui n’a besoin de rien et qui ne comprend donc pas les besoins humains. Qu’en pensait Platon lorsqu’il parlait de la préparation à la mort, de la fuite hors de la vie  ? Qu’en pensait Plotin quand l’extase l’emportait dans un autre monde où il perdait le souvenir de l’école, des élèves, des connaissances accumulées par l’école  ? Peut-être faut-il que la philosophie prenne pour devise  : non intelligere, sed ridere, lugere, detestari  ? ne pas comprendre mais rire, pleurer, détester.

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  • Sur les confins de la vie
    La chenille

    La chenille devient une chrysalide et habite longtemps un petit monde paisible et tiède. Si elle disposait d’une conscience analogue à celle de l’homme, elle dirait peut-être que son monde est le meilleur des mondes et même le seul possible. Mais le temps et on ne sait quelle force inconnue l’oblige à accomplir un obscur travail de destruction. Si les autres chenilles pouvaient voir la besogne dangereuse qu’elle effectue, elles seraient certainement profondément indignées, diraient de la téméraire qu’elle est immorale et athée, parleraient de son pessimisme, de son scepticisme et d’autres choses de ce genre. Détruire ce qui a coûté tant de travail pour être édifié ! Et puis, que manque-t-il donc à ce monde bien achevé, tiède et si commode ? Pour le défendre, il faut imaginer une morale et une théorie idéaliste de la connaissance. Et personne ne se préoccupe de ce que la chenille a des ailes ; nul ne songe qu’ayant rongé son vieux berceau, elle ira, papillon léger et rutilant, voler librement à travers le monde.
    Les ailes, c’est le mysticisme. Les tourments rongeurs et les craintes, — c’est la réalité. Ceux qui les ont fait naître en nous, sont passibles de la torture et de la mort. Il existe suffisamment de prisons et de bourreaux volontaires dans le monde  les livres, en majorité, sont des prisons aussi, et les grands écrivains ont été parfois des bourreaux.

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  • Potestas Clavium
    Le bonnet magique

    Bien des fois déjà, la philosophie a posé et résolu ce qu’on appelle les questions dernières : Dieu existe-t-il ? Y a-t-il une âme, et, si elle existe, est-elle immortelle ou non ? La volonté est-elle libre ? etc. Ces questions paraissent parfaitement légales, et il semble que les réponses qu’on y fait, affirmatives ou négatives, sont tout à fait acceptables. On pourrait croire qu’il est impossible ou tout au moins absurde d’éviter de poser ainsi ces questions. Est-ce vraiment comme cela ?
    Il me paraît qu’il suffit de demander à un homme : Dieu existe-t-il ? pour le mettre aussitôt dans l’impossibilité de donner une réponse quelconque à cette question ; et je crois que tous ceux qui y ont répondu, affirmativement ou négativement, parlaient de tout autre chose que de ce qu’on leur demandait. Il y a des vérités qu’on peut voir, mais qu’on ne peut montrer. Et ce ne sont pas uniquement les vérités qui concernent Dieu ou l’immortalité de l’âme. Il y a encore beaucoup d’autres vérités du même genre. Je ne veux pas dire qu’on ne peut pas en parler. On peut en parler, et même fort bien. Mais c’est précisément lorsqu’on ne questionne pas à leur sujet. Si étrange que cela paraisse, elles craignent les questions. C’est pour cela qu’on ne peut les montrer, les exposer, c’est-à-dire les rendre évidentes. Elles disposent toujours de ce bonnet magique des contes russes qui rend invisible. Aussitôt qu’on se glisse auprès d’elles pour les saisir, elles mettent leur bonnet et deviennent invisibles à nos yeux. Et leur bonnet est encore plus extraordinaire que celui des légendes. Non seulement elles s’évanouissent à nos regards, mais leur souvenir même disparaît en même temps, comme si elles n’avaient jamais existé ; et celui-là même qui les avait vues de ses propres yeux ne diffère en rien de son voisin qui ne les avait jamais vues.

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  • Athènes et Jérusalem
    Des métamorphoses miraculeuses

    Dans l’œil d’autrui nous voyons un fétu, mais dans le nôtre nous ne remarquons pas une poutre. Cela est exact. Chacun de nous a pu le vérifier plus d’une fois. Mais posons une autre question  : comment se fait-il que nous apercevions dans l’œil de notre prochain le moindre fétu, et que nous ne voyions pas une poutre dans le nôtre  ? L’explication la plus simple est d’alléguer notre imperfection, notre étroitesse d’esprit. Nous sommes en effet imparfaits et bornés. Mais peut-être existe-t-il une autre explication, «  meilleure  »  ? Peut-être que le fétu qui se trouve dans l’œil de notre prochain n’est qu’un fétu et restera toujours un fétu, tandis qu’il nous est donné de transformer miraculeusement la poutre la plus horrible qui se trouve dans notre œil en une chose utile, nécessaire, même belle. Et inversement, d’une façon tout aussi mystérieuse, c’est-à-dire miraculeuse, le fétu qui est dans notre propre œil peut subitement se mettre à grandir et à se transformer en une poutre monstrueuse, ainsi que cela a été conté dans l’Écriture (le prophète Élie). Mais on n’aime guère parler des métamorphoses miraculeuses, on n’y croit pas, aussi ne les aperçoit-on pas même là où elles existent. Et on ferait cependant bien de les remarquer. On ferait bien aussi de lire plus attentivement l’Écriture sainte.

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  • Sur la balance de Job
    La cigogne et la mésange

    La lettre que Tolstoï écrivit d’Arzamass à sa femme est bien connue. Tolstoï se sentit brusquement en proie à des terreurs atroces et sans cause. Une force cruelle, implacable l’arrachait à tout ce qu’il aimait, à tout ce qui lui était cher et proche — à sa femme, à ses enfants, à son œuvre littéraire, à cette Iasnaïa Poliana léguée par ses ancêtres, à la vie même. Et il lui était clair, évident, que ces terreurs insupportables et sans cause aucune étaient un mal qu’il lui fallait fuir, tandis que cet univers dont on l’arrachait si violemment était un bien vers lequel il lui fallait se précipiter au plus vite... Dix ans, vingt ans se sont écoulés. Lorsqu’il considère son passé, Tolstoï voit non moins clairement, non moins nettement que les terreurs sans causes étaient un bien et que sa femme, ses enfants, ses romans, ses terres étaient un mal abominable. Expérience contre expérience, évidence contre évidence. Que croire  ? Et faut-il croire définitivement à quelque chose  ? Peut-on croire  ?...
    L’homme qui veut croire s’efforce d’obtenir déjà sur terre cette béatitude et cette paix de l’âme que promettent les écoles philosophiques et les maîtres religieux. Il veut «  obtenir la récompense  » dès cette vie. Et la chose n’a rien d’impossible. L’histoire montre que certains hommes, que bien des hommes même sont parvenus à obtenir ici leur récompense, provoquant ainsi l’envie et la jalousie de leurs semblables moins heureux. Ils avaient échangé la cigogne qui vole, paraît-il, dans le ciel pour la mésange qui s’est laissée prendre, pour la béatitude et l’impassibilité de l’âme dans cette vie. Un jour viendra, peut-être, où l’on se convaincra, comme Tolstoï put s’en convaincre, qu’il ne fallait pas accepter la mésange, car accepter la mésange, c’est perdre la cigogne et le ciel. Mais il est fort possible aussi que les hommes ne parviennent jamais à s’en convaincre  : ils mourront en serrant bien fort leur mésange et ne verront jamais ni les cigognes, ni les cieux. Car en vertu de la loi du destin, la «  récompense  » n’est jamais offerte deux fois. La philosophie qui poursuit des tâches positives n’a jamais songé à de telles considérations, semble-t-il. Il est évident à ses yeux que les terreurs sans cause sont un mal, que la possession assurée est un bien. Et l’ «  expérience  » de Tolstoï et les autres «  expériences  » du même genre  ? Quels a priori nous protégeront contre elles  ?

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  • Potestas Clavium
    Les étoiles fixes

    «  La poésie, que Dieu me pardonne  ! doit être un peu bête  », dit un des plus intelligents, peut-être même le plus intelligent parmi les Russes  : Pouchkine. Et il continua néanmoins à écrire des vers et à introduire dans ces vers cette part de bêtise sans laquelle la poésie, tout comme les aliments sans sel, devient insupportable. On peut donc, si on le désire, simuler la bêtise, et la simuler de telle sorte que tous prennent cette bêtise simulée pour sincère et véridique. Je dirai même plus  : on peut aussi simuler l’intelligence, et la simuler si bien qu’il ne viendra à l’esprit de personne d’y voir une comédie. Et il faut dire que la majorité des écrivains doit se préoccuper, à l’inverse de Pouchkine, non pas tant de paraître sots que de paraître intelligents. Et les faits sont là pour nous prouver que leurs efforts sont couronnés d’un brillant succès. Il est probable que l’essence même du talent littéraire consiste à jouer habilement l’intelligence, la noblesse, la beauté, l’audace, etc. Car les hommes intelligents, nobles, audacieux sont bien rares, tandis qu’il y a tant d’écrivains de talent  ! On parvient si bien à contrefaire même la sincérité, que l’œil le plus exercé s’y trompe aisément. Il se peut que Pouchkine agisse si fort sur nous, précisément parce qu’il n’a pas envie d’être intelligent, parce qu’il comprend combien peu vaut l’intelligence.
    Dans la vie pratique, qu’on le veuille ou non, il faut évidemment obéir aux commandements de la raison. Le seul privilège de la poésie (mais il n’est pas négligeable) est qu’elle ne nous oblige pas à penser à ce que nous disons. Dis ce qui te viendra à l’esprit, pourvu seulement que ce soit harmonieux et séduisant. Pouchkine écrivait  : «  Nous sommes nés non pour les tribulations de l’existence, ni pour les gains, ni pour les combats, mais pour l’inspiration, pour les doux sons et les prières.  »
    Ainsi chantait Pouchkine. Mais lisez ses lettres, sa biographie  : des soucis, des tribulations, continuelles, des luttes mesquines, et toujours, sans répit, l’argent, l’argent, l’argent... On s’étonne comment il put trouver le temps de créer, de se livrer à l’inspiration, de composer des prières, et de doux sons. Il était obligé évidemment de réduire ses heures de sommeil. C’est pour cela que les vrais poètes travaillent la nuit, car la vie diurne ne leur permet pas d’entretenir des rapports suivis avec la «  bêtise  ». Pendant le jour il faut se plonger dans les soucis de l’existence, il faut gagner son pain, il faut prendre part aux luttes de la vie. Le destin se moqua bien cruellement de Pouchkine qui rêvait d’une existence de poète libre de toutes luttes. Car il périt précisément en combattant, en combattant un être insignifiant, mais qui maniait bien le pistolet. Comment Pouchkine put-il offrir sa poitrine aux coups du premier freluquet venu, lui qui dès son jeune âge comprenait si bien les hommes  ? Vladimir Soloviev, notre célèbre philosophe, essaya de déchiffrer le secret de la destinée de Pouchkine et d’expliquer sa mort.

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  • Potestas Clavium
    Le Jugement dernier

    «  La justice de Dieu est indépendante de ta volonté, mais elle ne peut être en toi sans que tu le veuilles. [...] S’il t’a créé sans toi, il ne te justifie pas sans toi. Il t’a donc formé sans que tu le saches, mais il ne te justifie que si tu le veux.  » Si, en établissant cette thèse, saint Augustin s’était basé sur le sens clair, ne laissant place à nulle autre interprétation des Écritures, on ne pourrait discuter avec lui qu’en citant d’autres passages de ces mêmes Écritures. Mais saint Augustin procède autrement  : il affirme que pour celui-là même qui n’a pas lu les Écritures il doit être évident que Dieu put créer l’homme sans lui demander son consentement, mais quant à le sauver contre son désir, cela Dieu ne peut le faire. Ceci est pour saint Augustin aussi évident que ce fait — pour employer la comparaison favorite de Spinoza — que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits. Selon saint Augustin, le salut doit être mérité au moins de quelque façon. Par conséquent «  Dieu ne refuse pas la grâce à celui qui fait tout ce qu’il peut  » (facientem quod in se est Deus non denegat gratiam). De là la question de saint Thomas d’Aquin  : «  Est-ce que la foi est méritoire  ?  » (utrum fides meritoria est  ?), question à laquelle il ne peut répondre que par l’affirmative.
    Ce que dit Augustin est si semblable à la vérité, qu’à première vue il paraît que personne ne peut penser autrement et que celui qui déclare qu’il pense autrement, celui-là joue la comédie. Ainsi donc, s’il peut y avoir une erreur en ce cas, alors il faut croire que l’homme n’a aucune possibilité de distinguer la vérité de l’erreur. Alors il se peut que 2 x 2 = 5, qu’un kilogramme soit plus léger qu’un gramme, qu’il y ait du fer en or, et de la glace brûlante, etc. Tout cela est exact, et néanmoins on se voit obligé d’admettre que saint Augustin se trompait, et que, par conséquent, il arrive parfois que l’erreur soit si semblable à la vérité qu’il ne peut venir à l’esprit de personne de s’imaginer que c’est une erreur.

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  • Athènes et Jérusalem
    La foi et les preuves

    Henri Heine raconte qu’étant enfant il s’amusait à faire enrager son maître de français  : quand celui-ci, par exemple, lui demandait comment on disait «  la foi  » en allemand, Heine répondait  : «  der Kredit  ». Et aujourd’hui encore nombre de gens très sérieux, sans la moindre intention plaisante, en toute sincérité, identifient la foi et le crédit. Il leur semble en effet que la foi n’est autre chose que la connaissance, avec cette seule différence que celui qui a la foi fait crédit pour les preuves sous la promesse verbale qu’elles seront présentées en leur temps. Et personne ne voudra admettre que l’essence de la foi et sa prérogative la plus admirable, la plus miraculeuse, consiste précisément en ce qu’elle n’éprouve pas le besoin de preuves, en ce qu’elle vit par-delà les preuves. Ce privilège est considéré, tantôt comme un privilegium odiosum, tantôt, pis encore, comme un scepticisme mal dissimulé. Car qu’est-ce qu’une vérité qu’on ne peut imposer au moyen de preuves  ?

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  • Athènes et Jérusalem
    La vérité humaine et le mensonge de Dieu

    Descartes affirmait que Dieu ne peut être trompeur, que le commandement  : «  Tu ne dois pas mentir  », Dieu l’observe lui aussi. Cependant Dieu trompe l’homme, c’est un fait. Il montre à l’homme un ciel — un dôme bleu, solide, cristallin — qui n’existe pas. Des milliers d’années ont été nécessaires à l’homme pour se libérer de ce mensonge et pour connaître la vérité vraie. Dieu nous trompe souvent, et combien il nous est difficile d’échapper à ces tromperies  ! Pourtant, si Dieu ne nous trompait pas, si les hommes ne voyaient pas le ciel bleu, mais se rendaient compte que ce n’est qu’un espace infini, vide ou rempli d’éther, si au lieu d’entendre des sons nous ne faisions que compter les ondes, il est probable que les hommes n’y eussent pas gagné grand-chose. Il se peut même qu’ils auraient fini par se sentir écœurés de leurs vérités et auraient consenti à reconnaître que Dieu peut violer son propre commandement. Ou bien n’y auraient-ils pas consenti  ? La vérité est au-dessus de tout  ? Mais peut-être qu’une autre idée leur serait venue alors à l’esprit  : la vérité est-elle effectivement ce que les hommes trouvent eux-mêmes tandis que ce que Dieu leur montre n’est qu’un mensonge  ? Autrement dit  : ne se peut-il pas que le ciel soit tout de même un dôme de cristal, la terre, plate, que les sons existent par eux-mêmes et soient essentiellement différents du mouvement  ? Ne se peut-il pas que les couleurs obéissent non aux lois de la physique mais à la volonté de Dieu  ? Ne se peut-il pas que l’homme soit appelé à cette «  connaissance  » un jour, qu’il renonce à ses vérités démontrées et retourne aux vérités indémontrables  ? Et qui sait, ne se trouvera-t-il pas alors que le commandement  : «  Tu ne dois pas mentir  » n’ait qu’une valeur relative et temporaire  ? Non, il ne vaut pas mieux mourir que de mentir ne fût-ce qu’une fois comme l’enseignait Kant, mais il vaudrait mieux ne pas naître du tout que de vivre dans la lumière de nos vérités. Autrement dit, un temps viendra peut-être, Platon a maintes fois parlé de cela, mais on ne l’a pas entendu, où le «  meilleur  » triomphera de nos vérités et de nos évidences.

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  • Sur la balance de Job
    Enfant terrible

    Le savoir des enfants paraît aux adultes imparfait, quelque peu comique même, en tout cas inutile. Les enfants n’ont pas encore eu le temps de s’adapter à leur milieu. Ils « jugent » sans tenir compte des conditions physiques et sociales de l’existence. Presque tout enfant est dans un certain sens un « enfant terrible ». Une mère attentive ne perd pas une minute des yeux son enfant. Elle craint, avec juste raison, que, livré à lui-même, il ne commette quelque sottise, quelque malheur : il dira ce qu’il ne faut pas dire, fera ce qui ne convient pas, car il lui manque le « savoir » dont disposent les adultes. Les enfants doivent être surveillés et guidés tant qu’ils n’auront pas acquis une certaine expérience de la vie, c’est-à-dire tant qu’ils n’auront pas appris à se limiter, à se contraindre dans la mesure où l’exige l’existence dans notre monde. Il est clair donc que les grandes personnes ont un savoir relatif, déterminé par les conditions de notre vie terrestre, alors que les enfants ont un savoir non relatif, absolu, qui dans la pratique cependant est non seulement inutile mais dangereux.
    Malheureusement, c’est ce qu’on refuse de voir. Plotin lui-même, pourtant si perspicace, est convaincu du contraire : « Étant enfants — dit-il — nous exerçons les facultés qui appartiennent à notre être complexe (c’est-à-dire limité), et il est rare que le principe suprême nous envoie sa lumière d’en-haut » (I-1-11). On en conclut que le savoir de l’enfant doit être complètement rejeté. À mon avis, c’est là une erreur extrêmement regrettable. Ce devrait être l’inverse : nous devrions apprendre auprès des enfants et attendre d’eux des révélations. Tout notre intérêt philosophique, notre « pur » désir de savoir, devrait tendre à retrouver dans notre mémoire ce que nous percevions à cette époque heureuse où toutes les impressions de l’être étaient encore pour nous neuves et fraîches et où nous saisissions la réalité sans songer à nous soumettre aux postulats dictés par les besoins pratiques. Si nous voulons le savoir « absolu », si nous voulons voir « directement », comme voit l’être vivant et raisonnable que ne lient pas les « prémisses », qui n’a pas encore appris la peur, qui ne craint même pas d’être « terrible », notre premier commandement devrait être : soyez pareils aux enfants !
    Mais cela n’est pas donné aux adultes ; ceux-ci sont obligés de « faire leur chemin » dans la vie et ils n’ont guère le temps de se souvenir. Et, du reste, qui donc voudrait redevenir un enfant terrible ? Seules les vieilles gens, surtout les très vieilles gens accablés d’ans, et aussi les hommes qui « n’ont plus d’avenir », vivent dans leur passé, et surtout dans le passé très lointain de leur adolescence, de leur enfance. Mais les vieillards sont aussi peu écoutés que les enfants, que les « hommes de trop ». D’autant plus qu’ils ne savent pas très bien parler, toujours comme les enfants : il est facile de les écraser par des arguments logiques... Et les hommes se contentent d’un savoir limité, utile et nullement dangereux, et ils ont même « postulé » que ce savoir est précisément le plus parfait.

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  • Sur la balance de Job
    La vie des idées

    Les idées vivent d’une vie absolument autonome, libre. Comme si les hommes n’existaient pas. Elles viennent on ne sait d’où, s’en vont on ne sait où et puis reviennent si elles le jugent bon. Et nous « comprenons » cela ; il nous semble que c’est très bien, que cela doit être ainsi, que cela est parfaitement conforme à nos conceptions dernières, empruntées à la science « royale », les mathématiques. Les mathématiques ont l’idée de la droite, l’idée du point, celle de la surface. Une surface limitée par trois droites qui se coupent, c’est un triangle. Dans un triangle, la somme des angles est égale à deux droits ; les bissectrices se coupent en un certain point, les médianes se coupent, elles aussi, en un point, et ainsi de suite. Avec une nécessité qui fait notre joie, les idées donnent naissance à d’autres idées. Avec nécessité précisément, et une nécessité réjouissante, parce qu’elle nous enlève toute responsabilité pour leurs agissements et nous est un exemple de régularité, d’immuabilité et d’obéissance à une loi suprême. Les médianes et les bissectrices ne peuvent échapper à leur destin : aujourd’hui comme hier, comme demain, maintenant comme dans l’infini du passé ou comme dans l’infini de l’avenir, à la face des hommes, des anges, des démons, elles se coupent toujours au même point. Elles ne craignent pas le temps destructeur. Dieu Lui-même ne peut modifier en rien ordo et connexio de ces choses qu’on nomme triangles, bissectrices, médianes, etc. Leur nature est immuable et avec cela, quel sort enviable ! elles ne souffrent aucunement de leur immuabilité. Pour elles cette nécessité est celle de leur propre nature et s’identifie par conséquent avec la liberté. Le triangle est parfaitement satisfait de lui-même et n’a jamais envié ni le carré ni même le cercle. Les points de la circonférence n’ont jamais prétendu à la situation privilégiée du centre, et jamais au cours de l’histoire un point ordinaire quelconque n’a protesté contre son sort, n’a voulu s’installer au centre. Et si les hommes eussent tenté d’appeler les points à la révolte au nom de l’égalité de tous, etc., les points qui connaissent certes la philosophie rationnelle — n’est-ce pas d’eux qu’elle tire son origine ? — les points auraient répondu : « la volonté et la raison des points, comme celles de tout être idéal, diffèrent toto coelo de la volonté de la raison de l’homme. Elles n’ont de commun que le nom ; tout comme le même mot désigne la constellation du Chien et l’animal qui aboie. Et, d’ailleurs, ce serait bien plutôt aux hommes de se mettre à notre école qu’aux points d’écouter les hommes. Car l’être du point est idéal, non temporel comme il a été dit ; il ne connaît ni commencement, ni fin, alors que le réel, y compris l’homme, surgit pour un instant de l’éternité et y disparaît de nouveau. De sorte que si vous voulez participer à l’éternité — et qui donc ne le voudrait ! — vous devez avant tout devenir semblables à nous autres points, et cesser d’interroger les idées sur l’origine de leur être. Qu’elles viennent et s’en aillent à leur guise, qu’elles vivent de leur vie indépendante et se multiplient conformément à leurs propres lois. Elles sont de la même essence que nous, les points, et que les lois auxquelles nous [les points] et elles [les idées] obéissons sans la moindre protestation. Ce que vous, êtres réels, pouvez faire de mieux, c’est de vous rendre semblables à nous, êtres idéals. Quand vous le comprendrez, quand vous vous confondrez avec nous en un être unique, éternel, vous mettrez aussitôt fin à ce trouble impie que vous avez introduit dans la paisible harmonie du monde originel satisfait de lui-même. Votre inquiétude est un châtiment pleinement mérité. Les plus sages d’entre vous ont depuis longtemps compris cette grande vérité. Vous voulez vous libérer de vos tourments ? Soumettez-vous donc aux idées, transformez-vous vous-mêmes en idées. C’est là uniquement qu’est votre salut ! »

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  • Potestas Clavium
    De l’être absolument parfait

    Nous parlons volontiers de l’être parfait et nous sommes tellement habitués à cette idée, que nous croyons sincèrement qu’elle possède un sens déterminé, pour tous identique. Mais est-ce vraiment ainsi ? Essayez de définir cette idée d’un être absolument parfait ! Son premier prédicat est évidemment l’omniscience. Le second la toute-puissance.
    Pour le moment, cela suffit. Mais l’omniscience est-elle vraiment le prédicat de l’être absolument parfait ? Selon moi, non. L’omniscience est un malheur, un véritable malheur, et qui, de plus, est honteux et offensant. Savoir tout d’avance, tout comprendre, que peut-il y avoir de plus ennuyeux et de plus écœurant ? Pour celui qui sait tout, il ne peut y avoir d’autre issue que de se tirer une balle dans la tête. Il y a des hommes qui savent tout même sur terre. Ils ne savent certes pas tout, et même, en somme, ils ne savent rien ou presque rien et ils simulent seulement l’omniscience ; mais cela suffit pour qu’il règne autour d’eux un ennui si pénible, si angoissant qu’on ne peut les supporter qu’à grand-peine et à toutes petites doses. Non ! l’être absolument parfait ne doit pas être aussi omniscient. Connaître beaucoup, c’est très bien, mais connaître tout, c’est épouvantable.
    Il en est de même de la toute-puissance. Celui qui peut tout n’a besoin de rien. Et nous pouvons le constater sur terre : les milliardaires périssent et deviennent fous d’ennui, au sens strict du mot ; leurs richesses sont pour eux un pénible fardeau. […]

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  • Sur les confins de la vie
    Une femme convaincue

    Bien qu’à contre-cœur, nous pardonnons cependant à l’homme ses convictions. Il est certainement étrange de voir un homme convaincu de son infaillibilité, mais on est bien obligé d’accepter l’inévitable. Les mains calleuses ne sont pas jolies, mais puisque nous vivons non au paradis, mais sur la terre, où l’on est obligé de gagner son pain à la sueur de son front, les cals sont inévitables. Pourquoi cependant les considérer comme un idéal ? Dans la vie pratique, surtout dans la vie sociale et politique, où se trouve toujours plus ou moins engagé chacun de nous, les convictions sont indispensables. L’union fait la force, or l’union n’est possible qu’entre ceux qui pensent de même. Et puis, les convictions profondes constituent par elles-mêmes une force immense qui remplace avec succès l’argumentation la plus logique et lui est même de beaucoup supérieure. Il suffit parfois de lancer quelques courtes phrases d’une voix profonde, frémissante, d’une voix de poitrine, comme celle que possèdent les gens convaincus, et aussitôt notre auditoire, qui jusqu’ici hésitait, est entraîné et se soumet. On s’est imaginé de tout temps que la vérité sait parler haut et fort. Or la vérité se trouve souvent privée du don de la parole, et particulièrement les vérités nouvelles qui craignent par-dessus tout les hommes, et ne disposent que d’une voix faible, indistincte même. Mais l’important en ce cas, ce n’est pas ce qui existe en réalité, mais ce qui agit sur la foule. Les convictions sont absolument indispensables à un homme politique ; et celui qui est trop intelligent pour croire en soi et n’est pas suffisamment acteur pour feindre habilement cette confiance, fera mieux de renoncer tout à fait à la carrière politique. Il comprendra alors que l’absence de convictions n’est pas toujours commode et utile ; il apprendra être indulgent envers ceux qui les ont acquises sous la pression des circonstances. Mais il se sentira d’autant plus irrité contre ceux qui sans nécessité aucune acceptent ce tatouage qui les défigure. Et surtout si c’est d’une femme qu’il s’agit.
    Qu’y a-t-il en effet de plus insupportable qu’une femme convaincue ? Elle vit dans sa famille, sans être obligée d’accomplir des besognes éreintantes. Pourquoi donc s’abîmerait-elle les mains ? Pourquoi s’efforcer d’acquérir des durillons quand on peut conserver ses mains lisses et propres ? D’ordinaire, les femmes ne se fatiguent pas à chercher et à inventer leurs convictions, mais elles s’emparent de celles qui se trouvent sous la main et les empruntent le plus souvent à l’homme qui les a intéressées, et seulement lorsqu’il leur semble qu’il n’est pas assez fort lui-même pour réaliser ses idées. Elles ont peur pour lui et risquent alors les moyens suprêmes : leurs faibles mains pourront-elles venir en aide à l’homme aimé ? C’est fort attendrissant, il est vrai, mais c’est aussi très ridicule, et on finit par en avoir assez. C’est pour cela qu’il est bien plus agréable d’avoir affaire à des femmes qui ont confiance en leur mari, ne considèrent pas de leur devoir de l’aider et se passent de convictions.

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  • Sur la balance de Job
    Le mystère de l’être

    Est-ce un hasard si la vérité dernière est cachée aux hommes, ou bien le brouillard dont s’entoure la nature est-il voulu, prémédité ? Nous penchons pour la première supposition ; peut-être même faut-il dire : nous sommes convaincus que seule la première peut venir à l’esprit de l’homme cultivé. Et cependant, tel un trésor ensorcelé, la vérité échappe à notre prise. Encore un petit effort, semble-t-il, et nous allons nous en emparer... Mais tout comme les précédents, le nouvel effort n’aboutit à rien. Ainsi le trésor ensorcelé attire, appelle, mais impossible de mettre la main dessus. Et puis, il y a cette angoisse spécifique que l’homme éprouve devant le nouveau, le jamais encore vu, le jamais encore ressenti. Il est clair que la vérité — j’entends la vérité dernière — est un être vivant qui ne se tient pas devant nous, indifférent et passif, qui n’attend pas que nous nous approchions de lui pour nous en emparer. Nous aspirons à la vérité, elle nous trouble, nous tourmente, mais elle aussi espère on ne sait quoi de nous, elle aussi nous cherche comme nous la cherchons et suit attentivement nos démarches. Il se peut qu’elle aussi nous attende et nous craigne. Si elle n’a pas encore rejeté son voile mystérieux, ce n’est pas un oubli, une distraction de sa part, ce n’est pas « comme ça » non plus, sans motif aucun, par inadvertance. Et cela, tout chercheur doit se le rappeler, sinon jamais ses recherches ne dépasseront les limites du savoir scientifique.

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  • Athènes et Jérusalem
    « Innocents » et « possédés »

    Le peuple russe a toujours eu ses « innocents » et ses « possédés », et il faut croire que leur race n’est pas près de s’éteindre. Dans les pays mieux organisés, plus cultivés, où la vie est relativement plus facile et où la « pensée » (ce principe d’ordre sans lequel l’existence sur terre serait si pénible) a conquis ses droits bien avant qu’elle les eût obtenus chez nous, on n’a guère l’occasion d’assister aux crises des possédés et d’observer l’existence errante et misérable des innocents. Les cyniques sur lesquels l’histoire de la philosophie nous donnent un assez grand nombre de détails, appartiennent à un passé lointain et n’intéressent plus personne. Or, en Russie le peuple vénère, aime même on ne sait pourquoi, ses monstres moraux. On dirait qu’il devine que les hurlements des possédés ne sont pas complètement dénués de sens et que la misérable existence des innocents n’est pas aussi absurde et répugnante qu’il paraît à première vue. Et en effet, une heure viendra où chacun de nous criera comme cria le plus parfait des hommes : « Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m’as-Tu abandonné ! » Et nous quitterons alors les richesses que nous avions accumulées et nous nous mettrons en route comme de misérables vagabonds ou comme Abraham qui, selon la parole de l’apôtre, partit sans savoir où il allait.

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  • Potestas Clavium
    Les énigmes de la vie

    Dans plusieurs de ses dialogues (« Gorgias », 523, « Phédon », 107, « La République », 614), Platon nous parle du sort des âmes après la mort. Nous aurons tous à passer dans notre nouvelle vie devant le tribunal des fils de Zeus : Minos, Rhadamante et Eaque. Et, pour que leurs jugements ne puissent être entachés d’erreur, pour que les juges ne se laissent pas séduire par la situation de l’âme sur terre, Zeus ordonna que les âmes parussent dans l’autre monde non seulement sans vêtements, mais aussi sans corps. Selon Platon, l’âme ainsi dénudée ne pourra en aucune façon dissimuler ses péchés. Celui qui a vécu vertueusement aura conservé son âme nette de toute tache ; l’âme de celui qui a beaucoup péché sera brisée, meurtrie, couverte de marques répugnantes et de plaies, de même qu’un corps qui a supporté de nombreuses maladies devient laid et difforme. Ainsi pensait Platon, qui, autant que l’on sait, ne vit jamais d’âmes mises à nu, privées de leurs corps, mais qui présumait quel serait leur aspect lorsque tomberait leur enveloppe charnelle.
    Il me semble que les fils de Zeus qui devaient juger les morts et qui voyaient les âmes dénudées, auraient souri s’ils avaient pu connaître les suppositions de Platon. Ils voyaient, eux, les âmes de leurs propres yeux et n’avaient pas besoin d’avoir recours à des suppositions et de juger par analogie : si les maladies rendent les corps difformes, les péchés enlaidissent l’âme. Et tout d’abord, cette analogie est loin d’être impeccable : certains hommes après leur maladie embellissent.

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  • Sur les confins de la vie
    L’émancipation des femmes

    L’unique ou en tout cas le meilleur moyen de vaincre un ennemi puissant, c’est d’apprendre à manier ses armes. Partant de ce principe, la femme moderne, fatiguée d’être l’esclave de l’homme, s’efforce de plus en plus à l’imiter. L’esclavage est bien pénible et la liberté est une belle chose. L’esclavage finit par devenir tellement insupportable, que l’homme est prêt à tout sacrifier pour recouvrer sa liberté. Qu’a besoin de ses vertus le captif qui souffre dans sa prison ! Il n’a qu’un but, qu’un désir — se libérer, fuir ; et il se met donc à priser uniquement celles de ses facultés qui peuvent l’aider à réaliser son rêve le plus cher. Si pour briser les barreaux de la cellule il n’est besoin que d’une grande force physique, le prisonnier dira que la vertu suprême consiste dans les beaux muscles. Si c’est la ruse qui peut lui être utile, il considérera que la ruse est ce qu’il y a de plus estimable au monde.
    C’est à peu près ce que nous constatons chez la femme moderne. Elle voit que la supériorité de l’homme tient à son instruction et à son intelligence cultivée ; elle s’est donc jetée sur les livres et se précipite vers les universités. À ses yeux, l’instruction qui lui promet la liberté, c’est la lumière ; et tout le reste n’est que ténèbres. C’est certainement une erreur ; mais si vous essayez de l’en persuader, vous perdrez votre temps. Elle ne vous croira pas ; elle ne croira pour rien au monde que cette chose en laquelle elle a mis tous ses espoirs, puisse être en elle-même médiocre. Il est probable donc que tôt ou tard, les femmes ne seront pas moins instruites que les hommes et acquerront des vues larges, des convictions solides pour toute la vie, des conceptions générales, et apprendront même peut-être à penser avec une logique rigoureuse. Il est probable que prendront alors fin bien des malentendus qui séparent encore les représentants des deux sexes. Mais Dieu, qu’il fera alors ennuyeux sur cette terre ! Les hommes argumenteront, les femmes argumenteront, les enfants eux-mêmes sauront tout, comprendront tout dès leur naissance. Et quel sera le regret des hommes de l’avenir en songeant à nos femmes, capricieuses, impulsives, qui ne savaient pas grand-chose et ne voulaient pas comprendre ! Une moitié entière du genre humain ne savait ni ne voulait comprendre. On pouvait donc concevoir encore quelque espoir : ne serait-il pas possible, en effet, de se passer de comprendre ? Ne se peut-il pas que l’intelligence logique soit un vice et non une vertu ? Mais au cours de la lutte pour l’existence, sous la pression de la loi de survivance des êtres mieux adaptés, bien de facultés humaines parmi les meilleures ont déjà disparu ; il semble que l’illogisme féminin soit destiné lui aussi à disparaître. C’est vraiment dommage ! C’est extrêmement dommage !

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  • Potestas Clavium
    Le saint orgueil [sancta superbia]

    Les philosophes grecs s’efforcèrent dès la plus haute antiquité de pénétrer l’énigme dernière de la vie. Et presque aussitôt ils sentirent que le problème qu’ils se posaient ne pouvait être résolu qu’à une seule condition : s’il se trouve que la vie est soumise à un ordre stable, immuable, quelconque. Il peut sembler que le polythéisme exclut la possibilité d’une telle idée. Les dieux des Grecs étaient nombreux et divers. Et ces dieux, tout comme les hommes, étaient versatiles, capricieux, impulsifs ; ils se laissaient dominer par les passions et ne cessaient de se disputer entre eux. De quel ordre stable, susceptible de connaissance pouvait-il donc s’agir dans ces conditions ? Mais déjà chez Hérodote nous trouvons cette pensée qui traduit évidemment la conception de l’univers que se faisaient les anciens Grecs : les dieux eux aussi ne peuvent éviter la décision du destin. Déjà les Grecs, évidemment, craignaient d’abandonner l’univers à la seule volonté des dieux, car cela aurait équivalu à admettre l’arbitraire absolu comme principe fondamental de la vie. Tout ordre fixe, quel qu’il soit, vaut mieux que l’arbitraire. Le « destin » chez Hérodote sert encore certainement à désigner un tel ordre éternel et peut-être irraisonnable ; mais Hérodote s’en trouve complètement satisfait, semble-t-il. Il lui suffit que les dieux, de même que les hommes, soient liés par quelque chose, par quoi que ce soit. Car ce que l’homme craint par-dessus tout, c’est que son sort ou même le sort de l’univers puisse être le jouet du hasard. Mais la philosophie ne pouvant se contenter longtemps de l’antique μοῖρα (destin), elle transforma peu à peu μοῖρα (destin) en λόγος (raison). Je ne m’occuperai pas ici du développement progressif de l’idée de λόγος. Je passerai immédiatement à Socrate, car l’œuvre de Socrate constitue, semble-t-il, le summum des possibilités humaines. Jusqu’à ce jour, en tout cas, toute tentative pour se débarrasser des principes socratiques a toujours été considérée par l’humanité comme un attentat contre ses trésors les plus sacrés.

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  • (à suivre…)