Les Serments d’Allah
AUX JUSTES
dromadaire

Effectivement, comme nous le savons désormais, le Coran est une Thora arabe — une parmi bien d’autres. D’ailleurs, Allah, lorsqu’il dicte son Coran à son prophète ne retient pas de le dire dès les premiers mots de la sourate 52 : « Je le jure, par le Mont Sinaï, par le livre transcrit… » ; ainsi a-t-il besoin de prendre à témoin Moïse et son livre édicté sur le mont Sinaï, une vingtaine de siècles plus tôt !

Mohammed ne fut pas le seul à prendre modèle sur la Thora juive. En vérité, ils sont légion ceux qui tentèrent de gravir le Mont Sinaï, recherchant les traces de Moïse, afin, comme lui, d’atteindre le sommet pour voir le dos de l’Ange. Nul n’y parvint jamais. Ainsi, la Thora reste l’exemplaire parfait, inégalable, le mètre étalon. Par elle, des philosophes, des religieux, des chercheurs, des scientifiques — de tous les temps — marteau et poinçon en mains, élaborèrent leurs dogmes, leurs lois, leurs religions, leurs vertus, leurs théories scientifiques, leurs codes juridiques, fruits de leur dur labeur, puis présentèrent leurs Tables aux hommes, agenouillés là, pleins de crainte, aux pieds de la montagne sacrée de leur conscience révélée.

Un grand nombre, bien que sincères, se perdirent en route, parfois s’égarèrent même sur d’autres Monts tels ceux de l'Hindouisme. D’autres atteignirent pourtant jusqu’à mi-chemin du sentier emprunté par Moïse. Mais tous durent finalement se contenter des bribes de Lettres que Moïse avait en son entier — comme en échos. Si précieuses bribes cependant, qu’elles leur suffirent, en y mêlant les travaux de leurs prédécesseurs, pour bâtir leurs nouvelles vérités.

D’autres encore, moins audacieux, ou plus lâches, restent en bas, avec le peuple. Là, tels des Leaders maternant la foule tremblante, ils leur offrent le réconfort des promesses de l’or, de la réussite, de la liberté et des chants des tendres voluptés. Tels sont notamment nos philosophes et prophètes en ce 21e siècle. Sans plus de force pour oser même le premier pas sur la montagne fumante, ils sont aussi incapables de creuser plus loin dans les noires profondeurs de la raison. Mais trop faibles aussi pour constater l’échec, ils concentrent de plus en plus leurs travaux à reformuler en amalgamant à l’excès ce qui a été fait : ainsi émergent petit à petit les syncrétismes et autres œcuménismes du prochain totalitarisme ! On vient mettre dans le même pot Moïse, Bouddha, Aristote, Jésus, Mohammed, Eckhart, Kepler, Darwin, Einstein, la physique quantique… et on assaisonne le tout de chamanisme, d’astrologie, d’acupuncture, de médecine et de liberté… Secouant l’ensemble, on cite Shankara : « Car s’il y avait diversité, ce qui est éternel deviendrait mortel » ; ou encore Eckhart : « Quand l'âme attire Dieu en elle, alors la goutte se change dans la mer ». Ainsi se chante, de nos jours plus qu'avant, tel un hymne de guerre sainte : Unité, Unité, Heil Unité ! On chante l’Unité pour guérir le Monde, on invoque sa promesse de bonheur et bonne fortune, un symbole qui, dans l’hindouisme et le bouddhisme se dit « svastika », et qui se représente par l’idéogramme de la croix gammée, celle-là même que recopièrent d’autres fervents défenseurs de l’Unité bienfaitrice.

De fait, les Shankara, les Eckhart et leurs fidèles apôtres reçoivent le même blâme de la part d'Hannah Arendt dans son étude sur les totalitarismes :

« Du point de vue totalitaire, le fait que les hommes naissent et meurent ne peut être tenu que pour une entrave désagréable à des forces supérieures. La terreur, en tant que servante obéissante du mouvement historique ou naturel, a donc le devoir d’éliminer, non seulement la liberté, quel que soit le sens particulier donné à ce terme, mais encore la source même de la liberté que le fait de la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu'a celui-ci d'engendrer un nouveau commencement. »
Car, « En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l'espace entre eux. […] Dans un régime totalitaire parfait, tous les hommes son devenus Un Homme… »

Nous comprenons alors pourquoi Allah ne cesse continuellement, de sourate en sourate, de prendre à témoin la Nature et l’Histoire — Allah prête serment. Allah jure… par un plus grand que lui. Il jure : « par les ouragans », « par les nuages », « par les vaisseaux », « par les anges », « par le mont Sinaï », « par le Livre transcrit », « par le temple », « par la voûte élevée et la mer en furie », « par le ciel orné de constellations », « par les témoins », « par l’aube », « par le pair et l’impair », « par la nuit », « par le soleil », « par la lune », « par le jour », « par le ciel », « par la terre », « par le figuier et l’olivier », « par cette cité sacrée », « par les coursiers », etc.

Tout cela est bien banal finalement. Le prophète Mohammed, tentant de suivre les traces de Moïse, entraperçoit de loin les dieux de la Nature et prend conscience de leurs forces. Lui aussi tente alors d’extraire de ces forces des lois raisonnables puis, par elles, de conduire les hommes dans l’Histoire sur un chemin qu’il croyait certain. Lui aussi désirait que les hommes soient en bonne entente avec ces lois, afin qu’ils aient une bonne fortune, soumis, comme Un seul Homme. Lui aussi exigea que toutes les consciences fassent « Un », dans une Alliance « moderne » de soumission. Aussi son dieu prêta-t-il serment. Allah prêta serment au nom de ces forces, au nom de ce qu’elles ordonnent, au nom des ordres de l’air, de la mer, du soleil, et — au nom du livre des lois transcrit au Sinaï par Moïse et son peuple — livre que Mohammed reformula donc en Coran, dans le ton et la culture propres à son époque.

Quant à Moïse, lui — il brisa les tables de la Thora !

S’il dut, par la suite, les reformuler une seconde fois, puis les acheminer vers les hommes réunis en Assemblées, cela tient au fait de l’homme seul. Craintif, grégaire, moutonnier, l’homme en appelle à l’Unité des Forces. Il désire ces dieux de puissance qui jurent au nom du ciel et de la terre. Il se rassure devant les menaces de preuves logiques. Un tel homme, proche de l’animal, préfère donc la fusion de l’Unité, car il voit dans la diversité la menace d’une liberté assumée. Ainsi, les lois de la connaissance reflètent, dit-il, une Déité suprême : c’est l'Unique et lumineuse Raison. En elle, il transfère l’espérance de son repos éternel. Ainsi, au nom du ciel, et de la terre, et des lois astronomiques, et de la physique, et des lois de l’âme… il rêve de quitter sa liberté ! Il rêve de s’écraser plus que de tomber, il rêve de fondre son âme dans cette fusion froide, cet immobile où rien ne doit jamais changer. Il rêve de brûler son corps et sa volonté dans ces lois où se connaît le divin — c’est la béatitude pense-t-il. En vérité, béat de bonheur comme l’est une pierre. Car, que désire une pierre ? Rien, et elle ne peut rien désirer. Elle est Une avec la montagne. Reste à espérer, pour cette humanité-là, que l’âme, en effet, ait la capacité de devenir une pierre… en cas contraire, la pierre sera sa prison. Car comment peut-on mépriser un Dieu qui veut ? N’est-ce pas en méprisant sa propre liberté ? Car si Dieu exprime une volonté insaisissable, sans raison et sans serments ; si Dieu ne prend rien ni personne à témoin mais sa Liberté seule, c’est qu’Il désire qu’on le croie sans preuves. Plus encore, cela signifie que Dieu assume d’être Dieu !

Ainsi, Moïse ne quitta pas le désert, il disparut. Il ne passa pas en Terre promise. — Il préférait ce Dieu qui s’unit à l'individu seul, qui aime l’homme unique, le Libre. Et Moïse savait fort bien qu'un jour viendrait un Fils de l'Homme, un être particulier. Il préférait L’attendre là, au désert. C’est ce dernier, pensait Moïse, qui jugera enfin nos médiocres divinités, celles qui ne conçoivent que la masse, qui ne connaissent pas le particulier, et qui méprisent la liberté, la volonté — Cet Homme-là brisera ces dieux des théories morales, Il ne leur permettra plus de figer les hommes dans la pierre, de les engloutir dans une Thora unique, comme sous des pierres tombales. Cet Homme-là, étant Libre, n’aura nul besoin des serments et des preuves offertes par l’histoire et la nature. Il n'aura qu'un Témoin : le vide d'un tombeau vide.

Pourquoi ? Parce que Lui-seul a vu le visage de l’Ange que même Moïse ne pouvait voir au risque de mourir. Cet Ange dut alors reculer et se cacher la face, reconnaissant dans le Fils de l'Homme Celui qui l’avait envoyé, pour un temps, pour ce temps présent — temps des serments des dieux et des serments des sages, temps des promesses que les étoiles, les vents, les plus hautes montagnes et les plus inflexibles ou profondes logiques ne peuvent tenir.

ivsan otets