Søren Kierkegaard
La Maladie mortelle est le Désespoir

« Cette maladie n’est point à la mort » (Jean 11) et cependant Lazare mourut. » — C’est ainsi que débute Le Traité du Désespoir. Car, explique l’auteur, « le chrétien est seul à savoir ce qu’est la maladie mortelle. Il tient du christianisme un courage qu’ignore l’homme naturel. […] L’horrible leçon du chrétien, c’est d’avoir appris à connaître la Maladie mortelle ».

Kierkegaard a écrit ce traité vers 1850, à l’âge de 35 ans environ. Un texte court, 150 pages séparées en 5 livres. Voici plus bas les derniers mots du second Livre que je me suis permis de séparer ligne à ligne. Kierkegaard avait appris du « christianisme païen » combien il faut se garder de jeter ses perles aux pourceaux ; ainsi a-t-il gorgé d’incognito son Traité du désespoir. Ceux-là seuls qui ont des oreilles pour entendre l’entendront ! Ceux-là qui acceptent de voir leur désespoir démasqué, et qui, sans jouer à faire l’heureux craintif en assument le combat… Ceux-là n’ont pas de lieu ici-bas où reposer leurs têtes !

G

Le texte
Et, vidé le sablier, le sablier terrestre,
et tombés tous les bruits du siècle,
et finie notre agitation forcenée et stérile,
quand à l’entour de toi tout est silence, comme dans l’éternité —
homme ou femme, riche ou pauvre,
subalterne ou seigneur, heureux ou malheureux,
que ta tête ait porté l’éclat de la couronne ou,
perdu chez les humbles,
que tu n’aies eu que les peines et les sueurs des jours,
qu’on célèbre ta gloire tant que durera le monde ou,
qu’oublié, sans nom, tu suives la foule sans nombre anonymement ;
que cette splendeur qui t’enveloppa ait passé toute peinture humaine,
ou que les hommes t’aient frappé du plus dur des jugements,
du plus avilissant,
qui que tu aies été,
avec toi comme avec un chacun de tes millions de semblables,
l’éternité ne s’enquerra que d’une chose :
si ta vie fut ou non du désespoir,
et si, désespéré, tu ne te savais point l’être,
ou si, ce désespoir, tu l’enfouissais en toi,
comme un secret d’angoisse,
comme le fruit d’un amour coupable,
ou encore si, en horreur aux autres, désespéré, tu hurlais de rage.
Et, si ta vie n’a été que désespoir, qu’importe alors le reste !
victoires ou défaites, pour toi tout est perdu,
l’éternité ne t’avoue point pour rien, elle ne t’a point connu
ou pis encore, t’identifiant, elle te cloue à ton moi, ton moi de désespoir !