Lorsqu’il faut être transvasé
À PARTIR DE JÉRÉMIE 4811-12


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11 Moab était tranquille depuis sa jeunesse, il reposait sur sa lie, n’ayant jamais été transvasé, n’étant jamais parti en exil. Aussi, a-t-il conservé son goût et son bouquet ne s’est point altéré. 12 Eh bien ! des jours viennent, dit l’éternel, où je lui enverrai des gens qui le renverseront ; ils videront ses vases et mettront ses outres en pièces.

Cette parole du livre de Jérémie, ainsi que tout le chapitre 48 s’adressait initialement à Moab, petit royaume à la frontière de Juda, alors indépendant et probablement spectateur de la chute de Jérusalem et de l’exil de ses habitants par l’Empire babylonien ; il y a de cela plus de 2600 ans. On se demande en quoi un tel passage viendrait nous dire quoi que ce soit à nous, hommes du 21e siècle. Il faut cependant rassembler ce propos avec ceux qu’adresse le livre aux autres nations d’alors ; voici le résumé qu’en fait l’auteur :

« Quoi ! c’est dans la ville sur laquelle mon nom est invoqué que je commence à faire du mal ; et vous seriez épargnés ? Non ! vous ne serez pas épargnés, car j’appellerai le glaive contre tous les habitants de la terre, dit l’Éternel des armées. » (Jér. 2529)

Quiconque croit cette parole prophétique en vient à penser qu’elle dépasse la seule actualité de l’époque ; les peuples antiques mentionnés nous renvoient dès lors à diverses nations existant au cours de l’Histoire, et cela jusque dans notre 21e siècle. Par contre, « la ville sur laquelle mon nom est invoqué » ne se réfère plus seulement aux Israéliens et à la première alliance de Moïse ; il faut aussi y ajouter la communauté associée à la seconde alliance : l’Église. Or, contrairement à Israël, l’ekklésia n’est pas un peuple issu d’une descendance naturelle et scellée par l’héritage d’une tradition législative ; ni la nature ni la loi ne l’ont façonnée ; seul l’Esprit du ressuscité l’a fait naître ; aucune logique ou évidence raisonnable ne peut la recenser et la désigner ; elle échappe à tout cadre humain et n’est pas visible à l’œil nu. Elle diffère radicalement. Nous voici donc avec deux vis-à-vis très distincts, mais que le livre de Jérémie évoque tous deux lorsqu’il parle de l’alliance mosaïque générale, venue de l’extérieur, puis de celle, individuelle, mise dans le cœur de chaque-un (3133). D’une part donc, et de manière concrète, c’est la collectivité d’Israël, avec ses frontières géographiques et dogmatiques, face à d’autres nations ayant elles-mêmes leurs propres délimitations. Et d’autre part, non plus une assemblée dont la zone administrative et intellectuelle est précise, mais des individus ici et là nés de l’Esprit, face à d’autres individus dispersés sur le même sol : la séparation n’est plus visible !

C'est pourquoi le NT, lui qui concerne ce second vis-à-vis, nous avertit du danger à vouloir rendre de nouveau visible cette séparation, d’enclore dans une communauté devenue sacrée tous les individus nés de l’Esprit : de séparer le blé de l’ivraie. C’est-à-dire de bâtir une ekklésia religieuse ; comme si en la montrant on pouvait être certain qu’ici seulement serait présent le Christ, que celle-ci serait le corps palpable de son Esprit qu’on pourrait peser, mesurer et compter. Qui se tiendrait hors de ces mesures serait dès lors hors du Christ, assimilé à un ennemi moabite ou babylonien : « En voulant faire cette séparation », nous dit l’Esprit du Christ, « vous risqueriez d’arracher en même temps le blé ; laissez-les croître ensemble jusqu’à la moisson, et alors les moissonneurs s’en chargeront », nous dit la parabole. (Matt 1324-30)

De fait, plus s’avance l’Histoire, plus la prophétie de l’AT manœuvre à sa surface, et elle conduit petit à petit à l’effacement des identités générales : peuples, nations et bien sûr œcuménisme. À mesure que l’intonation prophétique se détache du politique, elle se concentre sur l’intimité de la personne ; c'est le « il n'y a ni Grec ni Juif, ni homme ni femme, etc. » de Paul. La prophétie quitte finalement la tonalité bruyante du groupe pour acquérir la précision infaillible du murmure directement personnel. De « la nation tranquille reposant sur sa lie », la parole s’adressera dans l’avenir à « l’individu reposant tranquillement sur sa lie ». Le jugement ne distingue plus seulement une masse populaire d’une autre, mais un individu d’un autre. Ainsi, l’appartenance à une communauté n’est-elle plus significative : la notion de peuple élu visible s’effrite. Ce n’est qu’en l’être individuel caché que s’accomplit l’élection, et l’élection de masse n’était que sa parabole. C’est pourquoi, expliqua le Christ, les « moissonneurs » derniers sont consacrés à distinguer les personnes particulières entre elles, au-delà et au sein d’une même collectivité. Pour ces nouveaux moissonneurs, à l’intérieur d’une ekklésia se trouvent peut-être des Moabites, et il se peut même qu’une ekklésia en son entier ne regroupe que des Moabites !

Ce qui distingue le blé de l’ivraie selon Jérémie, c’est le fait de reposer sur sa lie. Or, qu’est-ce que la lie pour le prophète ? Comme c’est souvent le cas en hébreu, ce mot est construit sur la racine d’un verbe ; et il s’avère que la « lie » s’articule sur le verbe « garder, observer, surveiller », comme dans : « vous observerez le sabbat » (Ex. 3114), ou : « L’Éternel te gardera de tout mal, il gardera ton âme » (Ps 1217). Reposer sur sa lie consiste à fonder sa sécurité présente ou à venir sur la garde protectrice que procurent l’obéissance et l’observation des règles de « vérité » ; c’est vivre dans un contenant encadré et réglementé pour rendre la réalité le plus tranquille possible, jusqu’à ignorer ou condamner toute réalité sortant de cette enveloppe idéale ! C’est ainsi qu’une nation ou un homme se bâtira une vie éloignée des troubles suscités par l’affirmation de la volonté personnelle, s’interdisant d’entériner l’appel de la liberté lorsqu’elle contredit le socle des certitudes générales. Il refusera de s’extraire de la garde des lois auxquelles il se soumet « spirituellement », refusant de voir que sa volonté est asservie à la crainte de manquer. Se croyant dès lors sage, il vieillira paisiblement, engrangeant une réussite visible que la stratégie de ses lois lui rend pour son obéissance. Tel un vin vieux, il aura ce goût et cette saveur de la paix et de la richesse, regardant dans une fausse compassion la punition de son voisin comme une juste rétribution à sa désobéissance rebelle.

Pourquoi dès lors m’envoyer en exil dira le Moabite moderne reposant sur la lie de sa communauté ? Pourquoi faire venir contre moi une réalité soudaine qui brisera ma sécurité si chèrement acquise ? N’est-ce pas l’injustice d’un Dieu agressif qui me prive de tout ce que je chéris ? Non, répondra le prophète ; car si ta justice avait été divine tu aurais su faire l’exode de tes lois, avoir la liberté de sortir de leurs sécurités pour secourir ton prochain ; la loi t’a asservi, aussi n’est-ce que justice que tu lui payes toi aussi son tribut jusqu’au dernier centime. Or, dit la loi, tu as préservé égoïstement ta richesse sans la risquer, puis tu as condamné ton prochain en joignant ta voix au bourreau qui le frappait. Ne sais-tu pas que ces bourreaux sont aussi les gardiens de tes lois ? Tu as craint de lutter contre eux pour sortir de leur surveillance, pour secourir tes proches et sauver son âme, aussi Dieu te livre à ces mêmes bourreaux ; ils t’entraîneront dans l’exil ; tu seras mesuré avec ta propre justice. Toi qui te croyais préservé par tes vérités, voici qu’elles t’accusent froidement. Quand apprendras-tu à ne plus te confier en elles ? Quand apprendras-tu que la justice divine ne repose pas sur l’observance des lois et la liturgie de tes cultes ? Dieu a la puissance d’abolir toutes les lois, car il fonde sa justice sur la passion qu’il porte à l’homme, quand bien même cela le rendrait déraisonnable à tes propres yeux ; quand bien même tu le condamnerais au nom de ta logique, pour préserver ton repos sur ta lie.

Ainsi prophétisa Jérémie ; et c’est aussi aux églises que s’adresse son discours, à ce christianisme établi dont il annonce la destruction du Temple. Ce christianisme-là n’est-il pas incapable de fermer les portes de ses ekklésias pour aller au-dehors, à la rencontre de son prochain qu’il juge impur ? N'affirme-t-il pas qu’il aimera son prochain, mais à condition que jamais ses portes ne soient closes, sous-entendant qu’elles ont plus de valeur que l’âme vivante ? Et combien de « chrétiens » ne ressemblent-ils pas à ces Moabites reposant sur la lie de leurs dogmes, certains d’être les élus du ciel ? Combien de ces religieux ne sont-ils pas arqués jalousement sur les réussites acquises par leurs moralités ? Ne sont-ils pas en train de faire de l’autre un fils de la lie avec eux, les préparant à les rejoindre dans leur futur Exil commun ? Combien d’entre eux ne cherchent-ils finalement qu’à s’extasier dans leur liturgie d’enfants gâtés ? Viennent les jours des moissonneurs, dit le prophète : vos murs seront brisés, vos autels dévastés et vos prédicateurs humiliés ; et là, transvasés dans l’exil, hors de vos vérités théo-logiques, peut-être que l’individu mis face à lui-même, sans la garde illusoire de la collectivité, peut-être se souviendra-t-il de son Dieu. Peut-être se souviendra-t-il que ce Dieu laissa sa gloire pour la croix, qu’il eut le courage de sa liberté, qu’il tourna le dos à sa tranquillité céleste pour rejoindre l’homme brisé, inquiet, incompris et rejeté. Cet homme en devenir qui se tient seul, inconnu de la masse, et si loin, trop loin de chez lui ; si loin de cet autre vin, celui de l’infini des possibles, celui qu’aucune outre, communauté ou théorie ne pourra plus jamais contenir, car il sera versé en son sein.

Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]