Révélation


À L’ATTENTION DES HOMMES ÉVOLUÉS

Il faut bien admettre que le mot révélation est imprégné de senteurs extraordinaires, aussi l’associe-t-on naturellement à ce que nous cache la Nature au-delà de ses évidences visibles. De là sommes-nous persuadés que la révélation est le dévoilement de ce que la vie a de plus précieux, c’est-à-dire de la vérité dernière ; une vérité que les uns appelleront science ou lois du cosmos, tandis que d’autres parleront de Dieu. Surdoués et prophètes clameront ainsi leurs découvertes ; mais alors qu’ils recevront une renommée plus ou moins fragile, la gloire de leurs révélations ne sera finalement donnée qu’à l'absolu dont ils se réclament. En effet, seule cette source invisible nous fait l'aumône de ses mystères sans lesquels nous deviendrions des bêtes. On lui chantera donc la louange bien connue du soli Deo gloria : « à Dieu seul soit la gloire ». On retrouve cette attitude d’adoration partout où l’homme croit recevoir de la vérité dernière une révélation inédite. Nous la lisons par exemple dans cette sentence de la tradition musulmane qui fait dire à Dieu : « J’étais un trésor. J’ai voulu [ou aimé] être connu, alors j’ai créé le monde ». Et qu’importe si la révélation émane d’un dieu, de la raison, des lois cosmiques, ou de la beauté… Cet honneur sacré rendu au Principe de tous les mystères est commun à toute religion — qu’elle soit une religion athée ou théiste. C’est pourtant à long terme un acte étouffant pour l’individu ; car l’homme est appelé à se relever de sa révélation, à cesser de marcher ainsi à genoux.

Le “soli Deo gloria” du chrétien correspond donc au “Allah a créé le monde pour être adoré” du musulman et au “soumets-toi à la divine et universelle raison” des philosophes et autres moralistes. L’objectif de toute révélation est dès lors de faire venir l’homme sur le sol de la réalité, de lui faire sentir son impuissance ! Ce qui, somme toute, semble être une évolution. Voici l’homme descendu de l’arbre de son innocence, là où il sautait de branche en branche, tel un enfant joyeux inconscient de la réalité. Mais le voici en même temps menacé ; il ne peut reculer vers son innocence infantile, et s’il tente un retour vers cette inconscience, il risque fort de se mettre à ramper sur le sol, et, tel un reptile, de se nourrir de poussière. Il est condamné à marcher à genoux en adorant sa vérité dernière ! Incapable d’atteindre la puissance angélique qu’il adore, il est encore en péril de tomber à tout instant dans sa bestialité. Vous m’accorderez que la révélation, arrivée à ce point, est machiavélique. Certes, ses promesses d’un bonheur terrestre font passer la pilule, mais on la vomit bien vite quand on remarque que ce bonheur-là est conditionné : tu dois absolument rester à genoux.

Le plus inquiétant n’est pas cependant la situation de l’homme, mais la nature même du dieu qui se révèle de la sorte. Quelle sorte de père, lorsqu’il engendre un fils, aurait pour objectif que ce dernier soit à ses pieds et l’adore éternellement ? Un tel père posséderait un ego surdimensionné, étant incapable de se mettre en retrait pour que l’autre existe et soit aussi honoré. À moins qu’il ne soit un père frustré. C’est-à-dire un être qui, n’ayant pu incarner personnellement sa volonté et ses projets, exige qu’ils s'incarnent chez ses fils, et cela, afin d’en retirer pour lui la reconnaissance et la gloire dont il a tant besoin. Un père humain finalement, bien trop humain, bien trop commun ! L’homme n’aurait-il pas simplement imaginé la révélation divine à l’image de ses parents biologiques ?

Je ne puis croire en un Dieu qui n’ait pour objectif de partager sa gloire et son trésor — son « infini des possibles ». Et j’en viens ainsi à cette parole de l’Évangile maintes fois répétée : « Aimer Dieu de tout son être est la plus grande des choses, et aimer son prochain comme son propre être est une chose semblable. » Nous savons que le Christ fit cette réponse à celui qui lui demandait : « Maître, quel est le plus grand commandement de la loi ? » Mais supposons que cet homme lui eût aussi demandé : « Maître, quelle est la plus grande révélation ? » Pensez-vous que le Nazaréen lui eût fait une réponse similaire, disant : « Que Dieu se révèle est le plus grand des dévoilements, et que l’homme soit révélé est une révélation semblable. » Ne faut-il pas penser que, pour le Christ, une révélation de l’homme est encore à-venir, une révélation si glorieuse de l’homme qu'elle est à ses yeux, bien que seconde, aussi aimable que la révélation divine ? Certes oui. Car pour lui, la gloire de l’homme n’émane pas de la nature ou de la divine raison comme l’entend l'humanisme traditionnel ; elle est donnée à l’homme par Dieu lui-même, elle est au-delà de la nature et de la raison ! C’est le sens de nombreux passages du Nouveau Testament comme celui où, parlant de ceux qui le suivaient, le Christ dit à Dieu : « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée. » (Jn 1722)

Il s’ensuit que l’homme aussi est un être dont la révélation est en attente et cachée. Et ce que l’homme appelle une révélation de Dieu, Dieu l’appelle une révélation de l’homme. Je ne lis pas l’Évangile d’une autre manière. L’homme, en ces jours, ne marchera plus sur ses genoux, mais il deviendra une autre créature, capable lui aussi de dépasser tous les possibles : « Rien ne lui sera impossible. » Plus qu’un homme éclairé que sa conscience étouffe ; plus qu’un enfant innocent mais inconscient ; il sera encore plus que les anges resplendissants, lesquels, telles des bêtes sacrées, obéissent continuellement aux vérités de leur réalité absolue. L’être humain sera un fils de l’homme. C’est pourquoi toute révélation de Dieu qui n’est pas aussi et semblablement une révélation de l’individu n’est en vérité qu’une conversion intellectuelle ; elle est un éveil de la conscience, soit donc une conversion religieuse. Aucune de ces « évolutions » n’a le pouvoir de ses promesses, aucune ne fera sortir la personne de son asservissement naturel autrement qu’en avortant, puis en éradiquant sa révélation : en tuant l’homme à jamais, l’homme ancien, l’homme non révélé.


Ivsan Otets

Ce texte est publié dans un recueil de 14 écrits d’Ivsan Otets.

Présentation du recueil : La défaite des évidences [↗︎]